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Négocier le climat à l’heure de la pandémie : mission impossible ?

| Hugo Batardy, Élise Rousseau

23 juin 2021

Les 22 et 23 avril derniers, les États-Unis ont marqué leur retour au sein de la gouvernance climatique mondiale lors du Sommet des leaders organisé par Joe Biden, réunissant virtuellement une quarantaine de chefs d’État et de gouvernement. À cette occasion, Washington a dévoilé une ambition renouvelée de réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES). Par ailleurs, l'attachement ravivé du pays  au multilatéralisme, signalé par l’organisation de cet événement et rompant avec  l’ère Trump, fut maintes fois salué.

Ce sommet, ponctué d’annonces importantes de plusieurs pays, notamment du G7, a donné un nouveau souffle à la thématique climat, à six mois d’une COP 26 particulièrement critique. 

2020 devait marquer le début de la « décennie de l’action » climatique. Cependant, crise sanitaire oblige, de nombreux événements ont dû être reportés. En 2021, les rendez-vous internationaux ne manqueront pas pour discuter des urgences climatiques et de biodiversité : Congrès de l’UICN, Sommet ambition climat de l’ONU, COP 15, COP 26…

Si ces événements auront tous probablement lieu, il est pourtant difficile d’envisager un retour à la normale. Le Sommet des leaders l’a montré : les affaires internationales se règlent désormais par écrans interposés. Cette situation donne lieu à de nombreux couacs techniques, aussitôt analysés, voire instrumentalisés, à l’aune d’enjeux géopolitiques. Selon Carnegie Europe, le passage de la diplomatie au « 100% virtuel » pourrait même sonner le glas de l’ordre multilatéral international tel que nous le connaissons. 

Alors que l’incertitude liée à la situation sanitaire règne concernant les conditions d’organisation des événements internationaux, en particulier de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC-COP 26), un bilan d’étape s’impose. 

Organiser un sommet en ligne : une contradiction dans les termes ?

La COVID-19 aura poussé la diplomatie à faire peau neuve. Avant la crise, le Quai d’Orsay ne possédait aucune règle, aucune procédure pour encadrer le télétravail des diplomates. Une telle approche du travail semblait, en effet, en contradiction directe avec la mission de ces hauts fonctionnaires : la récolte d’informations inédites par le biais d’un réseau méticuleusement construit sur le terrain et, surtout, l’établissement d’une relation de confiance avec les membres de ce réseau. 

Dans le cadre de l’organisation de sommets, par exemple, le diplomate développe ses propres relations avant même la tenue de l'événement et peut s'appuyer sur cette ressource pour épauler au mieux son chef d’État et/ou de gouvernement lors de la négociation. Cette technique fut par exemple largement exploitée par Laurent Fabius et Laurent Tubiana, qui firent plusieurs fois le tour de la planète pour tisser des liens avec des diplomates du monde entier dans les mois qui ont précédé la COP21, avec le succès que l’on connaît.

Malgré l’ambition exprimée par la Présidence britannique de la COP 26 de réitérer cet exploit, il n’en demeure pas moins que les conditions de voyage sont aujourd’hui loin d’être optimales. La préparation de la COP s’en trouve nécessairement compromise. Reste l’option de rencontres préalables en ligne et de l’organisation virtuelle de l’événement en novembre mais ce scénario comporte, lui aussi, plusieurs contraintes. 

Le passage en ligne de la diplomatie  pose tout d’abord une série de questions liées à la sécurité des plateformes utilisées. L’utilisation de Zoom a, en effet, été décriée pour ses failles en matière de protection des données. Certaines instances officielles, telles que le Ministère allemand des Affaires étrangères, le Sénat américain ou encore le gouvernement taïwanais, ont, dès lors, décidé de bannir la plateforme de leur arsenal numérique. La question de la sécurité – et de la confiance – se pose pour tout logiciel : une délégation diplomatique sera-t-elle prête à utiliser une plateforme conçue par une entreprise du pays siégeant face à elle à la table des négociations?

Par ailleurs, le passage au virtuel rend l’accès aux réunions multilatérales difficile pour les diplomates de pays ne possédant pas toujours une connexion internet stable. Par exemple, durant une rencontre en ligne du Warsaw International Mechanism for Loss and Damage, un mécanisme créé par la COP pour faire face aux pertes et dommages liés au changement climatique, le représentant soudanais n’a pas pu participer aux discussions à cause du manque de puissance de sa bande passante. Le passage en ligne peut donc renforcer les inégalités entre les pays participants.  

Pour le chercheur Tristen Naylor de la London School of Economics, l’organisation de sommets diplomatiques en ligne signifie surtout la perte de tout ce qui fait du sommet un événement politique hors du commun. En effet, la théâtralité entourant l’organisation de sommets en présentiel, les rituels, les dîners, les cérémonies, contribuent à en faire une réunion extraordinaire, tranchant directement avec la politique quotidienne. Ces performances sont particulièrement importantes pour légitimer les actions de forums multilatéraux informels, tels que le G7 ou le G20, qui ne peuvent pas faire reposer leur autorité sur un traité ou une charte.

L’aspect théâtral est éminemment présent lors des Conférences des Parties (COP). En effet, ces dernières se caractérisent d’ordinaire par un certain gigantisme, qui en fait l’un des plus grands rendez-vous diplomatiques de l’année: 30 000 personnes du monde entier rassemblées au même endroit pendant une dizaine de jours. La présence des chefs d’État et de gouvernement y est particulièrement scrutée.

En outre, la présence physique de chefs d’État et de gouvernement réunis au même endroit contribue au développement d’une véritable culture de l’international, et, par conséquent, à la progression des négociations sur les sujets demandant une grande coopération entre États, telle que la réponse à apporter à l’urgence climatique. 

« Un événement extraordinaire demande des résultats extraordinaires », souligne Naylor et l’organisation de sommets en ligne ne laisse pas de place à la dimension performative de ces rencontres. Un sommet en ligne devient une visio-conférence parmi d’autres. Plus rien ne le distingue formellement des autres réunions qui essaiment le quotidien des diplomates, et ceci se répercute sur les résultats.

Difficile pour autant d’imaginer la tenue d’une COP traditionnelle en 2021. Rassembler plusieurs dizaines de milliers de personnes de toutes les nationalités n’est pas vraiment dans l’air du temps, à moins d’imaginer la mise en place de mesures de précaution particulièrement lourdes. Il est, par ailleurs, difficile d’imaginer que l’ensemble des négociateurs acceptent de prendre le risque de se déplacer. 

Outre ces aspects formels, la virtualisation de la diplomatie impacte significativement les relations informelles tissées par le diplomate pour faire avancer les intérêts de son pays. Par exemple, un nouveau venu  peut difficilement se constituer un réseau, et les diplomates arrivés en poste avant la pandémie peuvent rencontrer des difficultés pour élargir leur réseau actuel.

L’un des principaux obstacles posés à la constitution d’un réseau par le passage au « 100% virtuel » est la difficulté de tisser des nouvelles relations par l’intermédiaire d’un écran. En effet, indiquent les chercheurs Marcus Holmes, Mark Saunders et Nicholas Wheeler, la plupart des indices physiques qui renforcent le sentiment de confiance – tels que les expressions faciales, les micro-expressions et d’autres gestes très subtils – se perdent totalement dans un environnement virtuel. Par ailleurs, le cadrage particulier de l’écran fait qu’on ne voit pas la totalité du corps de son interlocuteur, notamment les gestes et postures qui, inconsciemment, influencent la manière dont nous percevons une relation.

Dans le cadre particulier de l’organisation de sommets, le passage en ligne empêche les parties prenantes de se réunir en marge des réunions formelles. En temps normal, ces rencontres peuvent être minutieusement préparées à l’avance, et servent peut-être parfois un but qui dépasse celui du sommet en tant que tel. C’était par exemple le cas de la première rencontre entre Emmanuel Macron et Justin Trudeau en marge du G7 en 2017. D’autres rencontres sont plus spontanées, organisées en fonction de l’avancée des discussions, ou encore durant une pause-café ou déjeuner. Ces rencontres plus ou moins fortuites sont autant d’occasions de résoudre les points de contention entre les négociateurs et, par-là même, de décider des avancées majeures en politique internationale.

L’organisation de sommets en ligne ne permet pas ce type de réunions informelles et il devient plus difficile pour les parties prenantes de surmonter leurs désaccords. Par ailleurs, les représentants des États ont davantage tendance à se replier sur la défense de leurs intérêts nationaux quand ils négocient en ligne, plutôt que de se lancer dans la recherche du compromis, et ce, au détriment du multilatéralisme. 

Quel scénario pour la COP26 ?

À l’heure actuelle, difficile d’envisager sous quel format la COP 26, prévue en novembre 2021 à Glasgow (Royaume-Uni), se déroulera. Cependant, à environ six mois de l’échéance, la tenue d’une COP  sous sa forme traditionnelle s’avère peu probable. Du fait des différentes contraintes évoquées précédemment, un scénario « 100% virtuel » est également compromis.

Cela étant, la Présidence britannique souhaite placer la COP 26 sous le signe de la « transparence » et de « l’inclusivité ». Or, les options qui se profilent à l’horizon risquent de compromettre l’esprit de ce sommet diplomatique de haut niveau.

Malgré les contraintes évoquées, certains événements « climat »  internationaux se sont tenus à distance en 2021. Le Climate Adaptation Summit fin janvier ou encore le Sommet des leaders ont par exemple permis aux chefs d’État et de gouvernement du monde entier d’échanger sur les sujets climatiques par écrans interposés. Cependant, dans les faits, ces événements ont surtout constitué un enchaînement d’interventions et d’annonces minutées, sans avancées réelles dans les négociations.

Or, les enjeux de la COP 26 sont nombreux, et leur traitement nécessite de vrais temps de négociations, notamment en marge de la conférence. Par ailleurs, les États Parties, c’est-à-dire ceux qui ont ratifié la Convention Cadre des Nations-Unies  sur les changements climatiques (CCNUCC) et qui se réunissent annuellement dans le cadre de la COP,  refusent actuellement d’adopter la moindre décision dans le cadre des négociations virtuelles. Sur ce plan, les “Parties” rejoignent la position adoptée par l’Union européenne au moment de décider le Plan de relance de 2020 pour faire face à la pandémie. Les travaux préparatoires ont, en effet, eu lieu en ligne, tandis que les négociations se sont tenues en personne. Un tel scénario en deux temps serait-il envisageable pour la COP 26 ?

Une telle option ne lèverait en fait qu’une partie des contraintes liées au passage en ligne. Par exemple, le partage d’information en distanciel - même si la négociation à proprement parler à lieu en personne - ne placerait pas tous les participants sur un pied d’égalité. En effet, certains pays moins développés économiquement rencontrent parfois des problèmes de connectivité internet et de bande passante. La question des fuseaux horaires est également stratégique: difficile pour les diplomates obligés d’assister aux discussions en pleine nuit de récolter les informations qui leur permettraient, une fois arrivés sur place, de défendre de manière optimale les positions de leur État. 

Un autre scénario peut toutefois être envisagé, celui de la tenue d’une COP « hybride », et donc restreinte. Concrètement, cela signifierait que seuls les négociateurs - donc les représentants des États - se réuniraient à Glasgow, tandis que les observateurs y participeraient à distance.

Cette configuration n’est pas idéale. En effet, les Conférences des Parties laissent d’ordinaire une place à la société civile, qui, en tant qu’observateur, est à même, de se positionner sur certains enjeux lors des différents side-events , d’interagir avec les experts ou encore de mettre en lumière certains points qui ne seraient pas assez traités. Or, l’hypothèse d’une COP restreinte nécessiterait un “tri” pour limiter le nombre de personnes présentes sur place et la société civile risquerait donc de devoir suivre le rendez-vous diplomatique à distance. 

Un événement qui ne réunirait en présentiel que les négociateurs et négociatrices permettrait sans doute - et c’est essentiel - la bonne tenue des négociations, mais laisserait une moindre place aux observateurs. Ce développement irait à l’encontre de l’ambition d’inclusion de la COP, mais aussi de celle de transparence, compte-tenu du fait qu’une partie des discussions se déroulerait en marge de la conférence officielle.

Cependant, si la Présidence de la COP parvient à proposer des solutions pour permettre aux différents acteurs de faire connaître leur position, par exemple en mettant en place une plateforme virtuelle qui permettrait de tenir les différents pavillons et d’offrir une tribune aux parties prenantes, cette option pourrait s’avérer être « la moins pire ». À noter également qu’un quota de participants par délégation pourrait être imposé, ce qui aurait l’avantage de permettre aux Petits États Insulaires en Développement (SIDS), particulièrement vulnérables au changement climatique, d’avoir le même nombre de négociateurs à Glasgow que les autres Parties.

La diplomatie virtuelle pose ainsi un certain nombre d’enjeux de taille, et complique le bon déroulement des négociations multilatérales sur le climat, alors même que l’urgence se fait chaque jour plus pressante. 

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Hugo Batardy est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur question climatique de l'Union européenne. Élise Rousseau est Fellow de l'Institut et s'intéresse notamment aux enjeux éthiques des relations internationales.