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Émirats Arabes Unis : les aléas d’une diplomatie proactive, protéiforme et réactionnaire

| Raphaël Gourrada, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

22 mars 2020

L’année 2010 s’était caractérisée aux Émirats Arabes Unis (EAU) par l’inauguration de la fameuse Burj Khalifa à Dubaï. Sacrée tour la plus haute du monde, elle est l’expression des volontés expansionnistes de la Fédération dans le domaine économique. Longtemps perçus par les puissances occidentales (Etats-Unis et France en tête) comme un État stable, viable et fiable, les EAU ont à cœur d’entretenir cette image de pragmatisme et d’ouverture. Neuf ans après Burj Khalifa, la visite du Pape François à Abu Dhabi, le 5 février 2019, s’inscrit quant  elle, dans le cadre de l’« année de la tolérance ». Cette infitah (ouverture) émiratie est cependant conditionnée par son environnement régional que les autorités d’Abu Dhabi souhaitent stable. Dotés d’une politique étrangère rétive au changement, les EAU ont traversé la houleuse décennie 2010-2020 au moyen d’une diplomatie proactive et d’un interventionnisme guidé par des principes idéologiques assez clairement définis.

La menace fantôme : une chasse permanente aux mouvances fréristes

La politique étrangère émiratie et sa cohérence ne sauraient être considérées comme allant de soi. Il convient en effet de rappeler préalablement que, bien que considérés comme un régime stable et une entité unifiée, les EAU demeurent une jeune fédération de sept émirats, dont les intérêts ont parfois divergé dans un contexte régional fluctuant. Néanmoins, à partir des années 1990, la politique étrangère émiratie se formule de manière plus cohérente sous l’égide de la famille régnante d’Abu Dhabi, les Al Nahyan. Elle se concentre, dès lors, sur le développement des échanges et partenariats économiques à l’international, la promotion de valeurs telles que le dialogue interreligieux et les enjeux de développement, enfin (et surtout) la stabilité politique dans la région.

La seconde dynamique conditionnant la formation et l’expression de la politique étrangère émiratie est issue de l’histoire des relations entretenues entre les Émirats et les mouvances issues des Frères musulmans. Ces rapports houleux prennent racines dans les années 1960. L’Egypte nassérienne et les monarchies du Golfe se livrent alors à une guerre froide incitant ces dernières à abriter sur leur territoire les Frères musulmans chassés par le Raïs égyptien. La donne change dans les années 1990, lorsque le roi Fahd Ben Abdelaziz Al Saoud sollicite l’intervention américaine dans le cadre de la première Guerre du Golfe. Cet appel est dénoncé par les mouvances fréristes, débouchant sur une véritable opposition au régime en Arabie Saoudite. Une telle dissidence est observable dans une moindre mesure aux Émirats. Dès lors, la politique de tolérance émiratie vis-à-vis des mouvances fréristes change radicalement. La pression du régime s’accentue au cours des années 1990, parallèlement à la montée en puissance progressive de Mohammed Ben Zayed Al Nahyan, surnommé MBZ, et dont l’influence croît d’autant plus après 2004. Dès lors, cette intransigeance idéologique des Émirats vis-à-vis des mouvances fréristes, allant de pair avec un rejet de tout changement politique, tant interne que régional, va guider l’essentiel de la politique étrangère émiratie, en particulier au cours de la longue période d’incertitude et de fluidité politique consécutive aux soulèvements frappant la région à partir de 2011.

'Que tout change pour que rien ne change': la politique émiratie lors des printemps arabes

Le renversement des régimes autoritaires du début des années 2010 a également touché les EAU et leur voisin saoudien, bien qu’indirectement. Toute velléité contestataire aux Émirats fut étouffée au moyen d’accusations de connivence avec les Frères musulmans, permettant de condamner divers activistes. Mais c’est surtout à l’extérieur de leur territoire que s’est exprimée le plus vigoureusement la répression émiratie face aux divers soulèvements de 2011. Le modèle conservateur des EAU a donc eu vocation à s’exporter afin de contenir au maximum la dynamique révolutionnaire dans la région.

Le premier terrain d’exportation fut Bahreïn, allié traditionnel de l’axe saoudo-émirati, où la dynastie Al Khalifa fait face, aux mois de février-mars 2011, à un important soulèvement des populations chiites du pays. L’envoi de 500 soldats émiratis, aux côtés de 1 000 saoudiens, a permis la brutale répression du régime Place de la Perle à Manama, assurant, par là même, la survie du régime.

Verrou stratégique entre l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, l’Egypte constitue, quant à elle, un deuxième terrain d’intervention d’une importance capitale pour Riyad et Abu Dhabi. L’élection démocratique de Mohammed Morsi à la présidence égyptienne le 30 juin 2012 est un amer coup dur pour les Émirats et leur allié saoudien. Soutenu par la Qatar, renouant les relations avec l’Iran, Morsi est surtout vu par Abu Dhabi comme étant l’émanation d’une organisation prônant un islam politique ayant ses ramifications sur le territoire émirati. Ces motivations éclairent donc l’appui sans réserve des EAU au coup d’État du maréchal Abdel Fattah Al Sissi le 3 juillet 2013. Une aide financière conséquente est également apportée à un régime dont la mauvaise gestion des fonds sera pourtant critiquée par Abu Dhabi.

Autre terrain d’envergure, la Libye est un dossier épineux sur lequel Abu Dhabi et Doha s’opposent frontalement, bien qu’indirectement. Si les Émirats apportent un soutien militaire conséquent au maréchal Haftar, le Qatar continu de soutenir le Gouvernement d’Union Nationale de Fayez El Sarraj, qu’Haftar accuse d’alliance avec les Frères libyens. Chef militaire ouvertement opposé aux tendances fréristes, Haftar est gage d’une stabilité politique certes peu démocratique mais contrecarrant la stratégie qatarie dans la région.

Sur de nombreux autres terrains, les Emirats font preuve d’une vision cohérente, motivée par leur obsession frériste. C’est le cas en Tunisie, où les Emirats reprochent aux gouvernements successifs leur tolérance vis-à-vis du Parti Ennahda. Quant à la Syrie, les EAU y font preuve de prudence, naviguant entre la ligne pro-Assad défendue par l’Egypte de Sissi, et le soutien saoudien aux rebelles, préférant se concentrer sur la lutte contre Daech et les mouvances islamistes, par le biais d’une aide logistique à l’Armée Syrienne Libre (ASL) aux côtés des forces kurdes du YPG. Cette ligne implique cependant une opposition de fait à la stratégie turque, en raison de ce soutien émirati à des forces kurdes honnies par Ankara, soutenue par Doha.

Les entreprises diplomatiques émiraties présentent l’avantage d’être aisément lues, du fait de leur cohérence idéologique, les amenant également à contracter une alliance de raison avec le voisin saoudien.

L’ennemi de mon ami : une alliance de raison avec l’Arabie Saoudite

Si aujourd’hui, Riyad et Abu Dhabi sont souvent perçus comme marchant main dans la main, leur alliance n’est pas toujours allée de soi. Elle a, en effet, fluctué pendant près de 30 ans au gré des contentieux frontaliers.

Deux facteurs vont néanmoins faire évoluer les relations saoudo-émirati vers un alignement, ou du moins une concordance d’intérêts conjoncturels. Le premier est d’ordre stratégique et a trait à l’attachement du Royaume et de la Fédération à une stabilité régionale reposant sur la sauvegarde de formes de régimes autoritaires ne laissant que peu de place à la contestation. L’autre facteur est d’ordre interpersonnel et a trait à l’amitié unissant les deux hommes forts des deux monarchies, héritiers présumés : l’Émirati Mohammed Ben Zayed Al Nahyan (MBZ) et le Saoudien Mohammed Ben Salman Al Saoud (MBS). Le premier est perçu comme le mentor du second, de 24 ans son cadet. Les deux hommes forts ont en commun un mode de gouvernement autoritaire, un style franc et brutal, se reposant en grande partie sur l’armée nationale pour asseoir leur influence. Tous deux animés par un désir d’expansion, leur style politique commun s’affranchit également partiellement des liens avec les establishments religieux, perçus comme autant de freins, voire de menaces, à leur pouvoir. Enfin, tant MBZ que MBS, bénéficient d’un momentum particulier, permis par des souverains hors d’état de gouverner effectivement.

Cette entente a des répercussions à l’échelle internationale, sur trois terrains principaux : le Qatar, le Yémen et l’Iran. Ces trois terrains constituent autant « d’échanges de bons procédés » entre les deux puissances. L’opposition de l’axe saoudo-émirati au Qatar est ainsi une initiative anti-frériste émiratie. Le versement, par le Qatar, de 8 milliards de dollars aux Frères musulmans et au président Morsi est symbolique de cet engagement et s’inscrit en opposition frontale aux rivaux saoudiens et émiratis. Le retrait de leurs ambassadeurs respectifs en mars 2014, et surtout la mise en place du blocus de l’été 2017, illustrent cette opposition des deux monarchies dénonçant une caution qatarie à l’islamisme, ainsi qu’un rapprochement avec Téhéran. C’est sur ce dernier point que Riyad entend également impliquer Abu Dhabi en contrepartie au boycott du Qatar : un investissement complet au sein de la coalition armée au Yémen. Dirigée par l’Arabie Saoudite, elle entend lutter contre les Houthis, perçus comme des proxies iraniens aux portes de l’Arabie. La campagne militaire menée par la coalition depuis l’été 2015 demeure à ce jour la forme d’expression la plus forte de l’alliance entre Riyad et Abu Dhabi. En apparence du moins. Car derrière l’alignement de façade et les accolades fraternelles entre MBZ et MBS, apparaissent de plus en plus visiblement les craquellements et les divergences d’intérêts dans le Golfe d’Aden et le Golfe persique.

Trouble in paradise : les diffures de l’axe émirato-saoudien 

Si les premiers temps des « Printemps arabes » ont permis une alliance franche entre Riyad et Abu Dhabi, plusieurs dynamiques récentes témoignent de discrets réajustements.

Le terrain yéménite pose problème depuis le départ puisque l’Arabie Saoudite et les EAU n’y poursuivent in fine ni les mêmes intérêts, ni la même stratégie d’alliance. Alors que la première a pour objectif ultime la suppression de tout canal d’influence iranien à ses portes par l’élimination de proxies, quitte à s’allier ponctuellement aux mouvances fréristes d’Al Islah présentes au sein du gouvernement Hadi, les seconds refusent tout soutien aux Frères yéménites où aux mouvements islamistes, la lutte contre ces groupes et ces acteurs étant plus que prioritaire face au dossier iranien. De même, les Émirats soutiennent les mouvements indépendantistes du sud Yémen, opposés à la politique unificatrice du Président Hadi, allié de Riyad. Ce parrainage oxymorique au sein de l’alliance aboutit à des situations ubuesques d’affrontement par proxies interposés. La confusion entraînée par ces agendas contradictoires a forcé la main aux monarchies, qui ont alors entrepris la négociation d’un accord entre les deux parties, en vue de la formation d’un gouvernement paritaire, destiné à isoler les partisans d’Al Islah.

Ce qui initialement pouvait apparaître comme une hiérarchie différenciée des priorités se transforme de plus en plus en distorsion stratégique. Ainsi, le retrait des troupes émiraties du Yémen, annoncé à l’été 2019, est un indicateur fort de la stratégie d’Abu Dhabi. Désireuse de réduire une implication coûteuse en hommes, elle entend se reconcentrer sur les enjeux de sécurité dans le Golfe persique. En réaction, les contacts ont repris entre Riyad et Doha, par l’intermédiaire d’émissaires koweitiens, afin de négocier un potentiel retour du Qatar hors du ban du CCEAG. Si le boycott de l’été 2017 a certes coûté cher aux Qataris, les efforts diplomatiques et économiques entrepris par la péninsule pour rompre son isolement ont aussi contrarié les ambitions saoudiennes : le rapprochement qataro-turc de ces dernières années, ainsi que la couverture efficace par Al Jazeera de l’affaire Khashoggi en sont autant d’exemples. De son côté, les Émirats accusent le coup des tensions saoudo-iraniennes. Les EAU sont en confrontation directe avec Téhéran, notamment sur les enjeux territoriaux de l’autre côté du Golfe. De plus, l’Iran demeure un important partenaire commercial de certains émirats, Dubaï et Ras Al Khaïmah en tête. La baisse des échanges commerciaux constitue un manque à gagner important pour les émirats du nord de la Fédération et l’Iran risque de se tourner vers de nouveaux partenaires dans le Golfe, tels qu’Oman ou le Qatar. L’escalade des tensions au cours du printemps et de l’été 2019 dans le Golfe persique, à laquelle s’ajoute la volonté manifeste de la diplomatie américaine de freiner son implication et son empreinte militaire dans la région, incitent d’autant plus les EAU à aller à l’encontre de leur alliance avec le clan Al Saoud en envoyant des signaux discrets d’apaisement au voisin iranien. L’absence de réponse armée coordonnée à l’attaque des sites pétroliers saoudiens d’Abqaïq et de Khurais en septembre 2019, le retrait des troupes émiraties du sud Yémen, ainsi que la visite aux garde-côtes iraniens de leurs homologues des EAU le 30 juillet 2019, sont autant de signes annonciateurs d’une inflexion de la diplomatie d’Abu Dhabi, et révélant chaque fois un peu plus les fissures au sein du système d’alliance entretenu avec Riyad.

Aujourd'hui, Abu Dhabi face à ses contradictions

Bien que protéiforme, proactive et très expansionniste, la politique étrangère des Émirats Arabes Unis frappe tout d’abord par sa cohérence. Elle s'articule autour de grands principes, au premier rang desquels une lutte sans merci ni compromis contre l’islam politique et ses dérivés. Si cette ligne lui vaut la sympathie de nombreuses puissances occidentales, elle se heurte malgré tout au terrain de la realpolitik et aux conflits d’intérêts avec certains de ses voisins. C’est notamment le cas avec l’Arabie Saoudite, Riyad poursuivant une ligne politique plus souple et pragmatique, gérant ses alliances sur différents terrains au cas par cas.

Si l’axe Riyad-Abu Dhabi repose sur la bonne entente entre les hommes forts des deux régimes et sur l'intérêt commun pour la stabilité régionale, les objectifs mal formulés, ou avoués à demi-mots, des pays de la coalition saoudienne ont débouché sur la gestion catastrophique du bourbier yéménite. Avec le retrait diplomatique américain dans la région, les deux monarchies se retrouvent relativement seules face à leurs responsabilités et aux conséquences de leurs calculs stratégiques. À la lumière de ces dynamiques, il est plus que probable qu’Abu Dhabi doive réévaluer ses objectifs de politique étrangère, quitte à froisser de plus en plus le grand frère saoudien, afin d’éviter de se retrouver sur tous les fronts, face à de multiples conflits, ouverts ou non, que cet État de 83 600 km2 ne saurait assumer seul.