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Comment fonctionne le système électoral américain ?

| Livio Bachelier, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

16 octobre 2020

Soudain tout s’accélère. En l’espace d’une semaine, l’on apprend que le président le plus riche de l’histoire des États-Unis n’a payé l’année de son élection, en 2016, que 750 dollars de taxes fédérales. Qu’il s’apprête à faire confirmer une juge à la Cour suprême moins d’un mois avant l’élection présidentielle, à rebours d’une tradition politique qui semblait immuable. Qu’il n’hésite pas à outrager l'institution qu’est le débat présidentiel, et refuse de débattre en visioconférence avec son adversaire. Et enfin - ironie de l’histoire - qu’il a lui-même contracté le virus qu’il dénigre constamment depuis janvier 2020.

À seulement quelques semaines du vote, le rythme de la vie politique américaine s’emballe à nouveau. Si rien n’empêche un n-ième rebondissement, rien ne garantit non plus que l’intégrité même de l’élection ne soit pas menacée, à l’image des propos ambigus du président en exercice. Revenons sur ce processus électoral singulier qu’est l’élection présidentielle américaine.

Le collège électoral, reliquat de l’Histoire américaine

Les États-Unis d’Amérique constituent un État fédéral, composé de cinquante États fédérés disposant chacun d’une grande autonomie. Leur rôle dans l’élection présidentielle est crucial puisque son issue est déterminée par les résultats de cinquante élections, au sein de chaque État fédéré. Or, ce sont justement eux qui en fixent les règles.

Le mode de scrutin est en effet indirect : le président n’est pas élu par le vote populaire, mais par un collège électoral composé de grands électeurs, désignés au sein de chaque État. À cinq reprises, le candidat élu a différé du vainqueur du vote populaire. Les exemples les plus récents : George W. Bush en 2000, et Donald Trump en 2016. Ce dernier avait remporté 57 % des voix au sein du collège, contre 46,1 % des suffrages.

Si le système peut intriguer des Européens, ses racines n’en restent pas moins profondes. Les Pères fondateurs ont en effet retenu trois critères :

  • Le choix du président appartient au peuple
  • Le scrutin prend en compte les singularités du système fédéral
  • L’élection ne doit pas déboucher sur une dérive autoritaire.

Le scrutin indirect reste indissociable de l’Histoire américaine, et ce fonctionnement n’est pas prêt de changer. Car cela nécessiterait une révision de la Constitution, peu probable. Ensuite, à l’échelle locale, aucune initiative des États fédérés n’est parvenue à y remédier. Enfin, le système électoral favorise le parti au pouvoir : tel un jeu de chaises musicales, l’opposition le dénonce tandis que la majorité le défend, et vice-versa.

Le fonctionnement même de la campagne est ainsi calqué sur ce mode de scrutin. Les États historiquement acquis à l’un des deux grands partis font l’objet d’une attention moindre de leur part, tandis que ceux susceptibles de basculer – les fameux « Swing States » – se trouvent au cœur des préoccupations. Une attention différenciée qui avait contribué à la perte d'États clés par Hillary Clinton en 2016.

Le mode d’élection des grands électeurs au cœur des enjeux

Au-delà du mode de scrutin, c’est le mode de désignation des grands électeurs au sein de la très grande majorité des États qui est singulier. Leur nombre est proportionnel à la taille de ce dernier, et correspond au nombre de représentants et sénateurs dont il dispose au Congrès. Si le nombre de sénateurs est fixe (2 par État, 100 au total), celui des représentants varie considérablement. La Californie, l’un des plus grands États, en compte 53 (et donc 55 grands électeurs), contre trois pour l’Alaska.

La différence potentielle entre le résultat du vote populaire et celui du collège électoral relève surtout de la règle du « winner-takes-all ». Au sein de 48 États, le candidat arrivé en tête ne remporte pas la majorité proportionnée, mais tous les grands électeurs. Un candidat peut donc théoriquement être élu avec seulement 23 % des suffrages, ce qui peut remettre en cause le principe du choix de la majorité.

Une compétition électorale extrêmement polarisée autour des deux grands partis

La vie politique américaine est profondément polarisée, comme dans nulle autre démocratie occidentale. Les électeurs n’ont le choix qu’entre deux alternatives, une offre politique appauvrie et antagoniste. L’élection se résume parfois alors non pas au choix du meilleur candidat, mais à celui du moins mauvais. La présence de candidats indépendants, par leur moindre exposition, leurs moindres moyens, ne modifie pas fondamentalement cette organisation.

Le bipartisme est un legs de l’histoire politique américaine : George Washington est bien le seul président à avoir effectué ses deux mandats sans appartenance partisane. Au-delà de ce mode de fonctionnement, c‘est bien sa radicalisation au fil des années qui exacerbe les fractures de la société américaine. Un exemple : en septembre 2020, 94 % des républicains approuvaient la politique de Donald Trump, contre seulement 7 % des démocrates.

Face à deux partis qui campent sur leurs positions et à l’aune de la règle du « winner-takes-all », les autres forces politiques ne peuvent espérer emporter le scrutin ni peser sur son issue. Dans ce contexte, elles ne font que réduire le score de l’un des partis traditionnels. En 2020, seuls deux sénateurs et un représentant se revendiquent d’un autre parti que ceux républicain et démocrate.

Alors que le système ne permet l’émergence véritable que de deux candidats pour le duel final, les primaires deviennent primordiales pour la vitalité démocratique du pays. Pis, leur poids devient disproportionné dans l’issue du scrutin. Leur fonctionnement reste calqué sur l’élection même : les primaires ont lieu étape par étape, État par État, avec certains regroupements au cours des “super Tuesdays”. Les premiers tours ont lieu dans l’Iowa et le New Hampshire, deux États relativement petits et non-représentatifs de l’ensemble du pays - un indicateur : la population de l’Iowa est blanche à 90 %, tandis que la moyenne nationale est de 60 %. Ces premières primaires bénéficient ainsi d’une surmédiatisation et peuvent créer une dynamique à l'impact non négligeable sur le résultat même de la primaire à l’échelle nationale. Enfin une part non négligeable des électeurs ne vote pas aux primaires : ils étaient seulement 36 millions à le faire durant la primaire démocrate en 2020, tout juste un électeur sur six.

L’argent, moteur principal de l’élection présidentielle ?

L’argent constitue un facteur primordial dans l’élection présidentielle américaine, bien plus que dans n’importe quelle autre démocratie occidentale. De scrutin en scrutin, les budgets sont toujours plus vertigineux. En 2016, Hillary Clinton et Donald Trump ont dépensé près de 2,4 milliards de dollars. Annoncée comme l’élection la plus coûteuse de l’histoire des États-Unis, le montant ne dépasse même pas celle de 2012 : 2,6 milliards de dollars. En août 2020, les deux candidats ont collecté autant d’argent qu’en 2016, avec un avantage de 300 millions de dollars pour Donald Trump - début octobre, l’équipe de Joe Biden a annoncé avoir résorbé l’écart. A peine installé à la Maison blanche en 2017, Donald Trump avait constitué un comité pour préparer la campagne de 2020.

L’encadrement des budgets des campagnes est surtout quasiment inexistant. Théodore Roosevelt s’était saisi du problème en 1907 : le Tillman Act interdisait aux entreprises privées de financer une campagne électorale. La décision fut toutefois rendue caduque en 2010 par l’arrêt Citizen United de la Cour suprême : les entreprises peuvent de nouveau y contribuer

Cette capacité de financement devient illimitée lorsque les entreprises font appel à un super-PAC (Political Action Committees) comme intermédiaire. Ces organisations privées ont pour but de lever des fonds à reverser ensuite aux candidats. Le montant des versements par des personnes privées physiques comme morales n’est pas limité, tandis que ni les super-PAC ni les candidats ne doivent dévoiler l’identité des groupes qui les financent.

La persistance de certaines discriminations électorales

Cinquante-cinq ans après le Voting Rights Act, texte historique affranchissant les Afro-américains des dernières discriminations leur empêchant de voter, la lutte contre les discriminations électorales est loin d’être gagnée.

La plupart, souvent tout à fait légales, sont le fait d’une stratégie politique. L’administration de Donald Trump a par exemple délibérément tenté d’inclure des questions sur la citoyenneté dans le recensement 2020. Processus incontournable, le recensement décennal sert à actualiser la répartition des grands électeurs au sein de chaque État en fonction des évolutions démographiques. Celui de 2020 devait donc comporter des questions relatives à la citoyenneté : « Êtes-vous un citoyen américain ? » ou bien « Est-ce que des sans-papiers vivent dans votre foyer ? ». L’objectif étant d’exclure les minorités issues de l’immigration du recensement par peur de représailles contre les immigrants illégaux qu’elles pourraient héberger.

Si cette stratégie de l’administration de Donald Trump n’a pas abouti, par manque de temps essentiellement, d’autres stratégies portent non sur la base électorale, mais sur le mode de scrutin. En témoignent les débats autour du vote par correspondance et les efforts de Donald Trump pour le limiter par tous les moyens dont il dispose - alors que le mode de scrutin relève de la compétence des États.

Par ailleurs, les Américains vivant à Washington D.C. n’ont pas de représentants législatifs. La mégalopole de six millions d’habitants, capitale fédérale, n’appartient à aucun État fédéré. Et si elle dispose de grands électeurs, la Constitution impose que leur nombre ne dépasse pas celui du plus petit État fédéré, c’est-à-dire trois.

Au sein des Etats, les règles électorales même peuvent avoir un impact sur le scrutin. Un exemple : en 2020, 5,2 millions d’Américains ont perdu leur droit de vote à la suite d’une condamnation en justice, avec une proportion différente selon les États. La Floride possède des lois particulièrement sévères en la matière. Or, Swing State historique, c’est elle qui a fait basculer l’élection de 2000 en faveur de George W. Bush, avec un écart de 537 voix seulement. Ce n’était pas moins d’un citoyen sur dix qui y avait perdu son droit de vote en raison d’une condamnation.

Dans le cadre des autres élections que la présidentielle, le découpage des circonscriptions peut faire l’objet de stratégies politiques, à travers le « gerrymandering » (littéralement le charcutage électoral). Les circonscriptions peuvent être redécoupées après chaque recensement. Une tactique peut consister à isoler les électeurs de l’opposition pour garder la mainmise.

Enfin, l’élection de 2000 rappelle le poids juridique, mais également potentiellement politique de la plus haute instance judiciaire, la Cour suprême. En décembre 2000, amenée à se prononcer sur le cas de la Floride, la Cour, qui comptait 7 juges nommés par des présidents républicains contre 2, a mis fin au recomptage des voix, ouvrant la voie à l’élection de George W. Bush. Un précédent qui éclaire les enjeux de la nomination controversée de la juge ultra-conservatrice Amy Coney Barrett à la Cour suprême, fin septembre 2020. Si elle devait être confirmée avant le 3 novembre, elle aurait à se prononcer sur l’élection présidentielle en cas de contestations, alors même que Donald Trump a refusé de s’engager le cas échéant à une transition pacifique.

Les États-Unis ont beau constituer l’une des plus vieilles démocraties au monde, les règles électorales imaginées en 1788 ne semblent plus compatibles avec l’état actuel du pays. Le collège électoral, la règle du « winner-takes-all », le poids de l’argent comme les discriminations ou la disparité des règles électorales sont autant d’enjeux à appréhender pour comprendre le fonctionnement et les débats des campagnes américaines.