La transition numérique et la démocratisation de l’accès à Internet sont deux phénomènes qui ont favorisé la mutation profonde du paysage médiatique. Finie la suprématie en matière d’information des chaînes de télévision ou des grands journaux nationaux, désormais tous les citoyens dotés d’un smartphone et d’une connexion Internet ont à la fois accès à des flux d’information en continu et sont de potentiels envoyés spéciaux. Selon Nina Goswani, directrice de la diversité des contenus de la BBC et journaliste, lors de la conférence ministérielle du Forum Génération Égalité au Mexique du 29 au 31 mars 2021 : « Aujourd’hui, les plus gros producteurs de contenus sont les consommateurs des médias. Leur engagement sera crucial pour atteindre des objectifs d’égalité ».
Une telle démocratisation de l’accès et de la production de contenus ne signifie néanmoins pas pour autant des progrès en matière d’image et de place des femmes au sein de l’espace médiatique, et de lutte vers l’égalité, parfois bien au contraire. Le corps féminin y occupe une place prééminente, mais d’une manière qui participe à la promotion des normes sociales et stéréotypes sur le corps et la place des femmes au sein de la société. Comment favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes au sein des médias ? Quel rôle pour la société civile afin de promouvoir cet objectif de visibilisation des enjeux d’égalité, et des femmes dans le débat public et médiatique ? Les médias, reflets des inégalités actuelles ou terreau de l’égalité réelle ?
Mettre l’égalité femmes-hommes au coeur des médias
Les médias jouent un rôle majeur dans la construction et la perpétuation des stéréotypes. Au sein des médias traditionnels comme des nouveaux médias, une meilleure représentation des femmes et une prise en compte accrue des enjeux d’égalité à la fois dans les politiques éditoriales, dans les standards et modes de fonctionnement, participe de la construction d’une société plus égalitaire.
Les politiques médiatiques, et plus largement sociales à l’ère de l’information, doivent donc permettre la mise en valeur de contenus émancipateurs. Il importe ainsi, selon Anitha Gurumurthy, membre fondatrice et directrice exécutive de l’ONG indienne IT for Change, de « ne pas céder à la peur face à de nouveaux paradigmes qui seraient vus à travers un filtre de moralité patriarcale, mais de mettre en avant les contenus et faits pouvant favoriser l’autonomisation et le détachement, par des politiques médias positives et du contenu qui le soit tout autant ». Avec une proposition : établir un cadre juridique plus adéquat pour l’ensemble des médias, et qui permette notamment de signaler plus efficacement les contenus agressifs ou déplacés sur les plateformes.
Au-delà de ces enjeux juridiques, les politiques éditoriales des médias jouent un rôle majeur sur l’information, à travers le choix des thèmes et angles, et à travers le choix des figures pour les incarner. Les hommes restent ainsi le plus souvent majoritaires parmi les journalistes comme parmi les interviewés, quand bien même la parole soit distribuée de manière égalitaire. Participer à rendre visibles les femmes et leur rôle au sein de la société doit être au cœur de la mission d’information des médias, afin de décrypter la société dans son ensemble : les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle d’incitation et d’entraînement. Edmund Yakani, directeur exécutif de l’ONG Community Empowerment for Progress Organization au Sud-Soudan, souligne par exemple l’attention au Ghana portée à l’amélioration de la représentation des initiatives et réussites féminines entrepreneuriales.
Femmes journalistes : un engagement à valoriser et soutenir
La responsabilité de l’industrie médiatique porte sur les contenus diffusés et les politiques éditoriales, mais également sur son fonctionnement même, dans une démarche d’engagement professionnel et de responsabilité sociétale. Si des efforts ont été faits ces dernières années, les femmes n’apparaissent que dans un quart des publications médias mondiales, émissions télévisées ou contenus journaux papiers - selon l’étude dédiée de l’ONU en 2015.
Plus frappant encore que cette différence de représentativité à l’écran ou sur le papier, les journalistes femmes sont encore en (large) minorité dans de nombreux médias, et n’accèdent que rarement à des positions d’encadrement ou de direction. La représentation à la fois à l’écran et derrière l’écran des femmes journalistes doit être soutenue, et ces dernières encouragées.
Des initiatives sont mises en œuvre : la feuille de route « All things being equal » de la BBC, focalisée sur le domaine de la culture, constitue un exemple intéressant. A travers les mesures identifiées et les grilles d’analyse et de suivi élaborées, le but est d’atteindre la parité en matière de participation des femmes dans le contenu de la chaîne de télévision britannique.
La société civile, actrice de la promotion de l’égalité au sein de l’espace public
Si les médias prennent des mesures afin de favoriser l’égalité, les acteurs de la société civile portent cette ambition en s’appropriant les outils médiatiques. Ils cherchent à se faire les porte-voix d’une vision plus égalitaire du rôle des femmes, dans les médias traditionnels comme sur les réseaux sociaux, alliés potentiels de cette communication féministe. L’équilibre est ténu, entre nouveaux espaces et relais d’expression transnationaux, et nouveaux dangers liés aux fake news et autres deep fake, cette technique d'hyper-trucage à travers la manipulation de contenus audios et vidéos grâce à l’intelligence artificielle.
Sur les réseaux sociaux, des mobilisations majeures sont lancées en utilisant les codes propres à ces réseaux, afin d’attirer l’attention des médias et du grand public sur les enjeux d’égalité à travers le monde entier. En 2016, la Première Dame des Etats-Unis, Michelle Obama, s’est associée au le hashtag #BringBackOurGirls pour réclamer la libération de lycéennes nigériennes. Contre les violences faites aux femmes, il y a eu les hashtags, #BalanceTonQuoi, #MeToo, ou #OrangeDay, une initiative onusienne.
Cette mobilisation concerne à la fois les femmes, et les hommes : l’ONU a ainsi lancé le hashtag #HeforShe. Témoignages, mise en avant d’initiatives, ces mobilisations mettent en relation des femmes et des hommes à travers le monde autour d’un objectif commun, et invitent à accélérer la mise en œuvre de mesures favorables à l’égalité. C’est ainsi que peut s’entendre le #ÉgalitéOnAgit en marge du Forum Génération Egalité, sommet initié par l’ONU Femmes, co-présidé par la France et le Mexique et accueilli par la France en juin 2021 à Paris en présence d’une soixantaine de chefs d’Etat et de gouvernement : mettre l’action sur la construction de l’égalité réelle, au quotidien, dans le cadre d’une mobilisation déterminée et structurée à l’échelle internationale.
La société civile, première de cordée
L’impact de la mobilisation de la société civile se mesure dans les médias comme dans les politiques publiques. Le programme d’action de Pékin en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, en 1995, n’est-il pas notamment le résultat d’un lobbying intense de la société civile ? La déclaration de cette conférence mondiale elle-même reconnaît la contribution de cette dernière, et consacre son rôle fondamental dans la mise en œuvre des objectifs fixés. Vingt-six ans après, le Forum Génération Egalité s’appuie précisément sur cette force de la société civile aux côtés de la mobilisation des Etats et gouvernements. Un groupe consultatif composé de 21 femmes, riche de la diversité de leur profil, de leurs expériences et engagements, appuie ainsi ses travaux et veille à ce que les aspirations de la société civile soient reflétées de manière appropriée. À l’image par exemple de Fatma Khafagy, fondatrice de l’Union féministe égyptienne ainsi que de l’Alliance des femmes arabes, ou de Phelister Abdalla, coordinatrice nationale de l’Alliance des travailleurs du sexe du Kenya.
Au-delà de cette gouvernance, le Forum Génération Egalité entend former des coalitions d’action : des partenariats multi-acteurs afin de lancer « une série d'actions ciblées à la fois concrètes, ambitieuses et immédiates sur la période 2020-2025 ». La mobilisation et la coordination de l’ensemble des acteurs de l’égalité entre les femmes et les hommes, des Etats aux ONG en passant par les entreprises privées, constitue une condition sine qua non pour garantir l’impact des actions menées. La société civile peut apporter un élan déterminant dans leur élaboration, leur mise en œuvre et leur suivi. Associations et militant.e.s sont en première ligne, qu’il s’agisse de porter dans le débat public la question des féminicides ou celle de l’égalité salariale - par exemple avec les campagnes de sensibilisation de la société civile américaine et le tristement célèbre « Equal Pay Day ».
Elisabeth Moreno, Ministre déléguée chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l'Égalité des chances, le rappelait justement à l’Institut Open Diplomacy lors du lancement du Grand Tour #NotreGénérationEgalité le 8 avril 2021. « C’est en travaillant avec les personnes directement concernées, les femmes et les hommes (...) en leur permettant de s’exprimer que nous nous rendrons compte que ces inégalités sont les mêmes partout dans le monde, qu’elles touchent la vie familiale, professionnelle, les loisirs ; et peut-être qu’en y travaillant tous ensemble, nous trouverons des réponses universelles ».
Légitimée par les combats qu’elle a menés et les progrès mis en œuvre, la société civile se pose en véritable première de cordée de la lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle contribue à l’émergence d’une « nouvelle forme de multilatéralisme renouvelé par les actes », que décrivait le président de la République Emmanuel Macron lors de son discours en ouverture de la conférence ministérielle du Forum Génération Égalité au Mexique le 29 mars 2021. Elle participe à un multilatéralisme inclusif, réunissant à travers des coalitions d’action, acteurs publics et privés, organisations et citoyens, au sein duquel elle entend naturellement jouer un rôle moteur, et tourné vers l’action. Avec un vecteur clé : la mise à l’agenda public et médiatique des enjeux d’égalité.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Livio Bachelier s'intéresse aux politiques américaines, Jean-Baptiste Boyssou à l'intelligence artificelle et au nucléaire et Mélyne Tarer aux enjeux stratégiques de l'Indo-Pacifique. Tous les trois sont Junior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.