Si la mer était « un espace de rigueur et de liberté » pour Victor Hugo, c’est désormais le cas de l’Espace voisin de la Terre. Après le temps des expéditions à bord de vaisseaux marins, nous voilà dans l’ère des vaisseaux spatiaux. L’Espace voisin de la Terre, plus qu’un enjeu scientifique, est devenu pour certains Etats une zone à exploiter d’un point de vue géostratégique et commercial, aux enjeux juridiques et environnementaux encore flous. Les puissances spatiales étatiques historiques - Etats-Unis, Russie, Europe - veulent y conserver leur supériorité, tandis que d’autres, récentes, entendent démontrer leur capacité d’action dans l’Espace - Chine, Corée, Inde, Iran, Japon. Cet engouement est partagé par les acteurs privés. S’ils ne sont pas vraiment novices, leur nombre s'accroît en même temps que leurs ambitions commerciales, allant du vol spatial habité au voyage vers la Lune ou Mars.
Source de découvertes utiles à l’Humanité, l'Espace devient source de crises voire de conflits majeurs. Si le droit réglemente en partie, par niche, les opérations spatiales, il ne permet pas d’appréhender leur ensemble et une conflictualité globale qui se développe dans ou par l’Espace. Si la difficulté juridique est réelle, il est essentiel de réguler les risques d’une escalade non maîtrisée des conflits, tout en encourageant l’exploitation des possibilités que nous offre l’Espace. Nous nous trouvons à l’aube d’une nouvelle étape dans le développement du droit.
La mutation du contexte spatial : renforcement des acteurs privés et ruptures technologiques
Ce n’est pas l’Espace lui-même qui est en mutation, mais la représentation que nous nous en faisons. Si pour le Terrien il a longtemps représenté l’inaccessible, depuis le milieu du XXe siècle, il est passé d’un environnement chimérique à un environnement utilitaire, fonctionnel. Sa conquête, pour des raisons stratégiques ou scientifiques, s’est inscrite dans le temps long.
Seules quelques puissances spatiales en avaient la capacité technologique et financière, même si certaines opérations, commandées par les États, ont pu être effectuées par des civils dans un but scientifique. Quelques astronautes « envoyés de l’humanité », sous la responsabilité de leur État d’origine et sous la protection du Droit international humanitaire - DIH. L’Espace est une res communis : le Traité de l’Espace des Nations unies a posé en 1967 le principe de liberté dans l’exploration et l’utilisation de l’Espace extra-atmosphérique.
Force est de constater qu’aujourd’hui, les acteurs privés rivalisent en termes d’audace avec les acteurs publics dans l’utilisation de l’Espace, à l’ère du temps court et des ruptures technologiques. Les innovations spatiales se développent à une cadence accrue et à un coût toujours moindre : l’accès à l’Espace en est facilité, pour ne pas dire démocratisé.
Grâce aux investissements privés, au New Space, cet environnement n’est plus seulement vecteur d'externalités économiques positives sur Terre. L’Espace devient au tournant des années 2010-2020 un secteur économique à part entière : tourisme spatial, lancement de constellations de microsatellites privés à des fins commerciales, etc. Or multiplier les envois d’objets et a fortiori de personnes civils dans un environnement stratégique hostile, est porteur de risques sécuritaires.
D’un usage stratégique à un usage opérationnel de l’Espace
La Guerre froide est la période par excellence de l’utilisation stratégique de l’Espace par les États-Unis et l’URSS/Russie : la première nation qui dominerait l’Espace dominerait le reste du monde. Jusqu’en 1983 et l’annonce par le Président américain Ronald Reagan de sa « Guerre des étoiles », les satellites d’observation, militaires ou civils, étaient des garants passifs de la sécurité internationale. C’est grâce à cette technologie que les puissances spatiales pouvaient espionner les capacités nucléaires adverses et adapter leur niveau de dissuasion afin de maintenir un certain équilibre des pouvoirs. À partir de 1983, le programme américain de défense stratégique (IDS) offre officiellement un nouveau rôle potentiel aux satellites : détecter puis détruire un missile balistique lancé contre les États-Unis. Il est désormais possible d’opérer depuis l’Espace à des fins militaires : un écosystème industriel dédié au spatial militaire se développe.
Les engins spatiaux ne sont plus seulement des garants passifs de la sécurité internationale, mais peuvent devenir des vecteurs actifs d’insécurité internationale en l’absence de réglementation. Ils permettent des manœuvres depuis et dans l’Espace. Au-delà d’une utilisation stratégique (observation, surveillance, géolocalisation), c’est une utilisation opérationnelle qui en est faite (interception, attaques spatiales, armes spatiales par destination, manœuvrabilité des engins spatiaux). Elle doit être encadrée par un droit novateur, face aux risques de conflits inhérents à ces ruptures éthiques et technologiques et que le Traité de 1967 n’avait pas anticipées.
Le premier risque est celui de la perte de contrôle des trajectoires des objets spatiaux placés sur orbite, manoeuvrés ou soumis à des aléas de collisions de plus en plus probables. Car l’Espace est un théâtre d’opérations mouvant, au contraire des théâtres d’opérations conventionnels.
Le deuxième risque, juridique comme sécuritaire, réside dans la difficulté d’identifier les menaces spatiales, les objets spatiaux ennemis, les opérations spatiales hostiles. Sans identification, cibler un objet spatial comme objectif militaire à atteindre est prohibé. Le droit des conflits armés distingue de manière fondamentale la population civile et les combattants, les biens à caractère civil et les objectifs militaires. Dans l’Espace, cette distinction pourrait paraître superflue, en l’absence plus ou moins marquée de civils. Mais SpaceX, entreprise civile américaine soutenue par la NASA, a lancé son premier vol habité vers la Station spatiale internationale le 30 mai 2020. Cette réussite ouvre la voie à la découverte de l’Espace par les civils et non plus uniquement par les envoyés de l’humanité ou les militaires.
Le troisième risque en découle : l’encombrement des orbites par des objets spatiaux artificiels, actifs ou dérivants, qui peuvent volontairement ou non devenir des armes spatiales par destination. Ces dernières peuvent détruire d’autres objets en cas de collision et endommager les systèmes terriens qui dépendent du spatial. De nouveaux conflits conventionnels pourraient en résulter sur Terre, en Mer ou dans les Airs, avec pour point de départ une attaque spatiale, un acte hostile initié dans l’Espace par un ou plusieurs ennemis souvent difficiles à identifier.
Afin de maîtriser les conséquences d’une telle utilisation de l’Espace à des fins opérationnelles, le droit contemporain doit pouvoir jouer un rôle d’anticipation.
Franchir une nouvelle étape du droit international pour protéger les populations et l’environnement
Une « guerre dans l’Espace », au sens d’une bataille rangée n’est pas d’actualité. En revanche, des opérations menées du sol pour atteindre des objets spatiaux, ou opérées depuis l’Espace via des objets spatiaux et contre d’autres en orbite, sont d’ores et déjà possibles. Un nombre limité de combattants à bord de quelques vaisseaux pourrait agir dans un avenir proche.
En outre, un conflit spatial n’aurait pas d’effets uniquement spatiaux, puisque la colonisation de l’espace voisin de la Terre n’a d’intérêt que pour son utilisation et ses applications bien terrestres. L’enjeu est donc de prévenir de nouveaux conflits conventionnels en appliquant les règles du DIH aux opérations militaires dans l’Espace : aux attaques dont la réalisation pleine et entière nécessite qu’au moins un fait matériel s’opère dans l’Espace.
Quel droit aurait vocation à s’appliquer ainsi ? Ces crises relèveraient-elles du temps de paix ou de guerre ? Le droit découlant du Traité de 1967 permet-il de faire face à ces situations conflictuelles ?
Qualifier les actions spatiales d’un point de vue juridique
Pour que le DIH régisse un conflit armé international (CAI), il faut qualifier un acte d’attaque armée - à différencier d’un acte d’agression armée au sens du Droit de la Charte des Nations unies.
Le problème est d’identifier ces fameux actes d’hostilité dans l’Espace qui peuvent justifier la mise en œuvre du DIH. Un acte est qualifié d’hostile lorsque qu’il atteint « un certain seuil de nuisance » ou « qu’il existe simplement une probabilité objective que l’acte provoque de tels effets ». C’est-à-dire « dont on peut raisonnablement prévoir qu’ils résulteront d’un acte donné dans les circonstances qui prévalent ». Le Comité international de la Croix-Rouge - CICR précise en novembre 2019 que ce seuil de nuisance peut être atteint en causant « soit des effets nuisibles de caractère spécifiquement militaires, soit en infligeant des pertes en vies humaines, des blessures ou des destructions à des personnes ou à des biens protégés contre les attaques directes ».
Le brouillage, le « butinage satellitaire », la quasi collision ou la collision qui se produisent dans l’Espace correspondent-ils à des actes hostiles, intentionnels ?
Les cyberattaques sont assimilées par le CICR à des attaques armées : partant de ce principe, le Droit régissant les CAI a vocation à s’appliquer dans l’Espace, interdépendant avec le cyberespace. Néanmoins, pour que naisse cette règle coutumière, il faut que les États s’accordent pour élargir la définition d’attaque armée aux opérations spatiales militaires lorsqu’elles visent à faire perdre un avantage militaire stratégique à un adversaire dûment identifié.
En outre, la temporalité floue de ces conflits dans l’Espace et le caractère intrinsèquement dual des satellites et autres engins spatiaux, questionnent sur la possibilité d’appliquer les règles du recours à la force (Jus ad bellum) et du droit de l’exercice de la force (Jus in bello) dans ce nouveau théâtre opérationnel. En matière d’opérations militaires spatiales, le choix à faire entre Jus ad bellum et Jus in bello n’est pas tranché : les deux peuvent y avoir du sens. Ce n’est donc pas une révolution dans l’application du droit qui est nécessaire, mais son adaptation aux enjeux conflictuels contemporains et à venir.
Adapter le droit international aux problématiques de sécurité spatiale
Il importe en premier lieu de protéger les satellites mis sur orbites, garants de la paix et de la sécurité internationales, en permettant le fonctionnement de plusieurs infrastructures civiles représentant des intérêts vitaux pour les États. En outre, la zone de proximité qui les entoure devrait aussi être protégée dans une logique de bulle de sécurité.
Dès lors, comment les États pourront effectivement mettre en œuvre cette protection de manière légale et prévenir des attaques ? Cette question pose un certain nombre de problématiques liées aux notions de menace et de souveraineté, dans l’Espace. Si la Charte des Nations unies interdit la légitime défense en cas de menace, celles dans l’Espace sont difficiles à distinguer des opérations agressives, mais surtout le Traité de 1967 pose le principe de non-appropriation nationale de l’Espace extra-atmosphérique - EEA.
Ainsi, il importe d’anticiper l’utilisation de futurs engins spatiaux manœuvrants. Ces derniers pourront intervenir entre l’espace aérien national et l’EEA au cours d’un même vol, oscillant entre deux régimes juridiques distincts, zone de juridiction nationale vs. zone de non-appropriation nationale. Or il n’y a pas de consensus sur la délimitation des frontières physiques de l’Espace circumterrestre, comme pour la Terre, la Mer ou les Airs. Au sein de cette zone de non-appropriation nationale, l’exercice du droit de légitime défense par un État victime n’est pas évident à ce jour. Transposé à l’Espace, le Droit international public ne permet pas d’invoquer la violation de la souveraineté nationale, condition sine qua non pour exercer le droit de légitime défense au titre de l’article 51 de la Charte des Nations unies.
Jus ad bellum, Jus in bello ?
Ces deux branches du droit international public ont vocation à s’appliquer de manière strictement différenciée : en temps de paix pour empêcher le recours à la force, ou de guerre pour encadrer l’exercice de ce recours lors d’un conflit armé. Mais cette différenciation nette en cas de conflit conventionnel ne peut se transposer clairement aux situations conflictuelles dans l’Espace.
Car le domaine spatial présente des spécificités : nous n’en connaissons pas l’étendue exacte ; il suppose une dualité opérationnelle - les objets spatiaux et les acteurs qui y opèrent ont un double caractère civilo-militaire. Un satellite peut à la fois être utilisé pour des missions de service public civiles et ou militaires, comme le GPS.
Le nœud du problème des dynamiques sécuritaires des puissances spatiales est lié à l’arsenalisation croissante de l’Espace. Cet état de fait ne permet pas de scinder deux temps distincts, de paix ou de guerre. Car une situation de paix au sens politique n’y est pas synonyme d’une situation pacifique, tandis qu’une situation de conflit spatial n’est pas synonyme d’une situation de conflit armé au sens du Jus in bello.
Le flou demeure sur la qualification juridique exacte à retenir pour la situation conflictuelle spatiale. Les menaces perçues n’ont pas vocation à être repoussées par les mécanismes de défense du Jus ad bellum et ne sont pas encore considérées par les États comme des attaques armées au sens du Jus in bello. Le risque est que les puissances spatiales s’affranchissent de tout droit pour conduire leurs opérations militaires dans l’Espace.
La frontière est donc poreuse entre les principes applicables aux temps de paix et de guerre, dans l’Espace. Dès lors, la velléité des puissances spatiales à y opérer d’un point de vue militaire semble contradictoire avec les textes qui y permettent le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Les États pourraient ainsi se prévaloir de mécanismes tantôt du Jus ad bellum, tantôt du Jus in bello en fonction de leurs intérêts, et outrepasser les règles strictes de leur applicabilité. Le travail ne manque pas pour les juristes et les diplomates.