L’idée a fait son chemin chez les diplomates à partir de la fin du 20ème siècle : les religions peuvent être un facteur de paix. Cette idée a pris racine avec la mise en place de forums et sommets internationaux permettant la rencontre de différents leaders religieux. Ainsi, le projet d’un dialogue inter-religieux pour la paix a été porté notamment par l’ONU ou encore par l’Eglise catholique à l’initiative du Pape Jean-Paul II en 1986, initiative reprise aujourd’hui par Sant’Egidio. La Banque Mondiale a elle aussi intégré le dialogue autour des religions dans ses missions pour soutenir les stratégies de réduction de la pauvreté.
Si les religions peuvent être un facteur de paix, elles peuvent tout aussi bien être considérées comme une source grave de tensions politiques. Les raisons sont souvent complexes. Des raisons inhérentes aux mouvements religieux qui tendent à projeter leur propre vision du monde mais également des raisons institutionnelles. Au sein de la communauté internationale et des Nations unies, il y a une réelle difficulté à prendre en compte les phénomènes religieux.
L’Institut Open Diplomacy a accueilli la semaine dernière le président de l’Observatoire Pharos, le pasteur Jean-Arnold de Clermont. Créée des suites d’un voyage en Irak en 2011, cette association documente les réalités religieuses dans les des zones de conflits internationaux pour aider les acteurs politiques à mieux comprendre ces enjeux. De ce débat en est ressorti trois points clés.
Ne pas réduire des crises politiques complexes à un conflit religieux
La religion est très souvent présentée dans les médias et par les responsables politiques comme une des causes majeures de certains conflits. L’erreur consisterait à réduire des crises politiques très complexes à une lutte entre différents courants religieux. C’est un des reproches que l’on pourrait faire à l’analyse française et onusienne de la crise centrafricaine où la question de la religion a pris une place importance assez tardivement.
Ancienne colonie française, la Centrafrique a gagné son indépendance au début des années 60. Depuis le coup d’Etat de François Bozizé en 2003, se succèdent guerres civiles et accords de paix. En 2013, ce dernier a finalement été écarté du pouvoir, mais loin de se résoudre, la crise s’est davantage complexifiée.
Le pays est aujourd’hui morcelé par des milices avec des perspectives diverses et qui possèdent des origines différentes. À côté d’objectifs de prise de pouvoir se sont ajoutés d’autres considérations. Les membres de la milice Séléka qui avait pour visée initiale d’écarter François Bozizé du pouvoir, visent à ce jour directement les chrétiens. En opposition à celle-ci, la milice Antibalaka protège ces derniers et attaque en retour les musulmans, minoritaires dans le pays. En raison des massacres qui ont eu lieu, l’idée s’est instaurée qu’il y avait une véritable crise entre chrétiens et musulmans.
D’après les rapports de l’Observatoire Pharos, les guerres civiles sont en réalité nées de considérations toutes autres. La religion ne vient que compléter des tensions déjà existantes.
En effet, le pays est marqué par des divisions profondes de nature sociologique et culturelle liées à un passé d’esclavage et de colonisation. Les nombreux problèmes concernent la jeunesse, l’économie, la mauvaise gouvernance du pays, les prises de pouvoir et les élections, ainsi que les défaillances de la justice, notamment envers ceux qui sont responsable des massacres et profitent des négociations de paix internationales. Un mémorandum de la Plateforme des Confessions Religieuses de Centrafrique qui réunit les communautés religieuses chrétiennes et musulmanes du pays, complète cette liste avec les ingérences étrangères qui ne sont pas neutres dans leurs interventions. Et pour cause, le pays est riche en matières premières rares : pétrole, or, uranium, diamants.
Mettre en place un cadre mondial pour faciliter le dialogue inter-religieux
La première difficulté à prendre en compte les religions dans les négociations internationales de paix est inhérente au phénomène religieux lui-même : une croyance religieuse repose sur une adhésion très forte à une vision du monde. Cela peut amener à l’exclusion de toute autre forme de spiritualité. La mise en place d’un cadre pour permettre le dialogue semble nécessaire pour permettre un processus paix dans les zones de conflits religieux.
Pour répondre à cette première difficulté, on identifie des initiatives émergentes, comme celles de l’Institut Al Mowafaqa au Maroc. Ce dernier propose aux pasteurs et aux prêtres de se former à l’Islam pour mieux comprendre ses fondements. Ce projet s’ancre dans les Etats où ces religions coexistent et sont à l’origine de tensions politiques. Mais ces initiatives restent encore très peu répandues et s’exercent à petite échelle.
La seconde difficulté pour intégrer les phénomènes religieux dans la sphère géopolitique, c’est celui de la gouvernance internationale : à l’heure actuelle, il n’y a pas de véritable coordination internationale pour un dialogue inter-religieux.
Les Nations Unies ont parfois initié des rencontres au niveau international, initiatives qui ont notamment donné lieu à la création du World Council of Religious Leaders au début des années 2000. D’autant que la volonté de rassembler les responsables religieux répond elle-même à un prisme particulier qui rappelle l’organisation de l’Eglise catholique. En effet, la plupart des religions du monde n’ont pas de chef religieux identifié comme le Pape. L’Islam ou le protestantisme par exemple sont marqués par une très grande diversité de courants, qui mériteraient tous d’être représentés.
Savoir penser le religieux dans l’action internationale d’un Etat laïc
La France, Etat laïc, est un cas d’école du problème : la diplomatie peine à intégrer les religieux dans les négociations internationales.
Conscient de cette problématique, le ministère des affaires étrangères avait créé en 2009 un pôle religions. Il avait pour visée d’informer le personnel diplomatique sur les phénomènes religieux, de la même manière que c’est le cas dans les domaines de l’économie, la santé ou la biodiversité.
Mais ce projet n’a pas duré : ce pôle a été délaissé quelques années plus tard par Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères, au profit d’un poste d’ambassadeur thématique de “conseiller aux affaires religieuses”. Réduction de la voilure ironique alors que le ministre était amené à reconnaître lui-même la place du religieux dans la politique étrangère lors d’un colloque à sciences Po. Il a d’ailleurs confirmé cette position dans un voyage à Bangui en 2014 où il constatait l’importance d’impliquer les responsables religieux dans le processus de paix en Centrafrique.
Cet exemple - parmi d’autres - illustre la difficulté de la diplomatie française à intégrer la composante religieuse dans la conduite de son action internationale. Cette hésitation repose sur la conception en vigueur du principe de laïcité. Son interprétation la plus répandue exige de séparer strictement les activités étatiques des activités religieuses. Ainsi la liberté de culte doit être garantie mais la religion doit rester hors du domaine d’influence des affaires de l’Etat y compris sa politique étrangère.
Une certaine crispation naît de la tradition française de la laïcité. Pour autant, une séparation des institutions et acteurs de l'État de la religion, ne signifie pas nécessairement qu’il ne doit pas y avoir d’échanges entre les deux sphères. L’idée de permettre aux diplomates de mieux comprendre les enjeux religieux n’irait donc pas à l’encontre de la laïcité.
À ces fins, la position allemande d’aborder la religion sous l’angle du principe de neutralité plutôt que de la laïcité permet d’intégrer plus facilement le dialogue inter-religieux dans les politiques étatiques. La neutralité de l’Etat allemand, signifie que ce dernier ne doit pas favoriser une religion plus qu’une autre. Elle n’a pas pour conséquence d’aseptiser les institutions et les acteurs de l'État du monde religieux.
L’idée d’impliquer les religions dans un processus international de paix, se confronte donc encore à un certain nombre d’obstacles à surmonter. On en retient de notre rencontre avec l’Observatoire Pharos dans les locaux de l’Institut Open Diplomacy en février 2020 les trois difficultés suivantes : 1) il ne faut pas réduire des conflits politiques complexes à leur facteur religieux ; 2) un véritable cadre institutionnel au niveau international pour permettre le dialogue inter-religieux reste encore à penser et mettre en place ; 3) l’organisation laïque de l’Etat français n’empêche pas fondamentalement d’appréhender le facteur religieux dans la diplomatie, mais nécessite que son appareil international s’adapte à ce phénomène particulier.