La pandémie actuelle de Covid-19 contribue à accélérer « des processus stratégiques en cours, notamment l’exacerbation de la rivalité sino-américaine ». Au sein du continent africain, elle met en exergue la bataille d’influence que se livrent la Chine et l’Europe. La confrontation géopolitique s’y joue entre une Chine, revigorée par sa relative victoire sur le Covid-19 et qui n’hésite pas à avancer ses pions, et une Europe terrifiée par le risque d’effondrement des Etats africains et ses potentielles conséquences.
Face à la diplomatie chinoise des masques, l’Union européenne appelle notamment à libérer l’Afrique de son épée de Damoclès : sa dette. Les ministres des Finances du G20 et les créanciers du Club de Paris se sont accordés sur un moratoire temporaire pour le service de la dette. Le débat sur l’annulation de la dette reste quant à lui ouvert. Cette lutte d’influence permet-elle de rebattre profondément les cartes géopolitiques au sein du continent africain ?
La dette publique africaine : une histoire sans fin ?
La Banque mondiale, dans son Global Economic Prospects de juin 2019, s’inquiétait de l’accumulation de la dette publique africaine. Elle la considérait comme problématique, en termes de soutenabilité comme de transparence des conditions d’endettement. De 2010 à 2018, la moyenne est ainsi passée de 40 % du PIB à 59 %. Le ratio de la dette publique par rapport au PIB a plus que doublé dans plus d’un quart des pays de l’Afrique subsaharienne au cours des dernières années. La dette africaine reste élevée, malgré les annulations du Club de Paris à la fin des années 1980, l’Initiative en faveur des pays très endettés (PPTE) de 1996, ou encore l’allégement des dettes multilatérales (IADM) en 2005.
Graphique : classement des pays africains entre les moins endettés et les plus endettés, Rhoumour Tchilouta (source : Fond monétaire international, 2020).
Au lendemain des indépendances, de nombreux Etats subsahariens ont voulu « rompre avec une division internationale du travail qui leur assignait le rôle d’exportateurs de matières premières et d’importateurs de biens manufacturés ». Pour cela, ils ont développé des politiques ambitieuses, cherché à diversifier leurs économies, à s’industrialiser et à renforcer leurs capacités de production. Or ils n’avaient (ou n’ont) pas accès aux marchés internationaux de capitaux. Pour financer leurs politiques de développement, ils ont donc fait appel aux fonds bilatéraux accordés par les membres du Club de Paris, ou aux fonds multilatéraux des organisations internationales, Fonds monétaire international - FMI ou Banque mondiale. Ils se sont ainsi endettés, à des taux d’intérêt très abordables, proches de zéro, mais variables.
Face aux chocs pétroliers des années 1970 et à la chute des cours agricoles mondiaux, ces taux ont augmenté de manière considérable. Les pays d’Afrique subsaharienne ont dû rembourser, à des taux très élevés, une dette contractée à des taux très faibles. Face à cette spirale négative, ils ont dû faire à nouveau appel aux prêts de la Banque mondiale ou au soutien de refinancement de la dette publique par le FMI. Ces derniers étaient assortis de politiques d’ajustement structurel visant à libéraliser l’économie : intégration au commerce international par le libre-échange, privatisation des entreprises publiques, réduction des salaires de la fonction publique, restrictions budgétaires, etc.
Les Etats subsahariens ont ainsi abordé les années 1990 et le début des années 2000 avec des dettes en voie de consolidation. Après des années de programmes d’ajustement structurel drastiques, ils ont souhaité mobiliser de lourds investissements dans les secteurs clés de l’économie. Ces investissements ont été rendus possibles, à nouveau, par une métamorphose de la structure de l’endettement public. Le niveau d’endettement public est reparti à la hausse via trois leviers : la dette intérieure, les créances détenues par des pays émergents (Chine, Inde, Brésil et pays du Golfe) et, fait nouveau, la part de la dette émise sur les marchés financiers internationaux. L’endettement a pour certains pays d’autant plus été nécessaire que les crises économiques successives ont tari le potentiel économique interne.
Au cours des années 2000, un nouvel acteur a ainsi émergé en Afrique, à l’importance croissante : la Chine. Dans le cadre de sa stratégie africaine, la « Going Global Strategy », la Chine mobilise sa puissance économique, et sa capacité de prêts, au service de sa politique étrangère. Cette stratégie de séduction a bien fonctionné : la Chine est aujourd’hui le premier partenaire économique et premier créancier de l’Afrique. L’encours chinois de dette est passé de 28 % en 2005, à 46 % en 2018, loin devant les créanciers traditionnels de l’Afrique. L’érosion de la contribution du Club de Paris est quant à elle massive : « son encours de dette sur l’Afrique est ainsi passé de 67 milliards de dollars en 2010 à 44 milliards en 2017 tandis que l’encours global des créanciers bilatéraux progressait sur la même période de 70 à 128 milliards de dollars ». Si les pays développés ne sont plus les principaux créanciers du continent, pourquoi proposent-ils d’annuler la dette de ces pays ? Peuvent-ils créer une dynamique suffisamment large ?
L’annulation de la dette africaine, une bataille d’influence ?
Dans son discours du 13 avril 2020, le Président de la République, Emmanuel Macron, a fait une annonce inattendue. Pour lutter contre le Covid-19, il serait indispensable d’aider les pays africains sur le plan économique « en annulant massivement leurs dettes ». Il a, dans la foulée, cosigné une tribune en ce sens avec 17 autres chefs d’État, de gouvernement et d’institutions internationales : « seule une victoire totale, incluant pleinement l’Afrique, pourra venir à bout de cette pandémie ».
Cette proposition est intervenue dans un contexte géopolitique bouleversé par la crise du Covid-19. Avec une Union européenne pouvant paraître engluée dans ses divisions intestines, des Etats-Unis qui se replient sur eux-mêmes, et une Afrique asphyxiée par sa dette publique extérieure, la Chine n’a pas manqué de saisir l’occasion pour déployer une campagne diplomatique sans précédente.
Arrivée de masques et de tests pour lutter contre le Covid-19 à l'aéroport international d'Addis Abeba en Ethiopie, donnés par le milliardaire chinois Jack Ma, 23 mars 2020. (REUTERS/Tiksa Negeri).
N’hésitant pas à réécrire l’histoire, le pays vante l’efficacité d’un modèle de gestion de la crise pourtant non exempte de critiques. Sa stratégie : mettre en scène un élan de solidarité, à travers la mobilisation de ses capacités de production de masques et autres produits sanitaires, au service des autres Etats face à la crise. D’Addis-Abeba à Alger en passant par Niamey, Jack Ma, nouveau « visage avenant de la propagande chinoise », le créateur du géant chinois du commerce en ligne Alibaba, livre par avion des masques, kits de dépistage et combinaisons de protection à travers toute l’Afrique. Cette diplomatie du masque a très vite exaspéré Bruxelles, qui dénonce une diplomatie sanitaire au service d’une stratégie d’influence géopolitique sous couvert de générosité - sans parler des interrogations actuelles sur la gestion chinoise de la crise.
Face à cette diplomatie des masques très agressive, l’Union européenne entend aider l’Afrique à absorber le choc des mesures de lutte contre le Covid-19. Pour cela, elle déploie un important paquet de mesures économiques, sanitaires et sociales, mais aussi des mesures sécuritaires pour les pays sahéliens en proie à des attaques terroristes.
Réunion en visioconférence entre le Président du conseil européen, la Présidente de la commission européenne, le Chef de la diplomatie européenne et les Chefs d’Etats africains du G5 (EEAS Press Team /Virginie Battu-Henriksson).
Les dirigeants européens signataires de la tribune du 15 avril 2020 ont également appelé à un moratoire immédiat sur la dette extérieure africaine. Le 15 avril 2020, les ministres des Finances du G20 et les créanciers du Club de Paris se sont accordés sur une suspension temporaire du service de cette dette jusqu’à fin 2020. La question d’une éventuelle prolongation sera examinée d’ici la fin de l’année. L’appel du Président français, n’a finalement pas été pleinement suivi, mais il ouvre néanmoins la réflexion pour une action plus déterminée encore : la possible annulation des dettes, partielle ou totale. La proposition française n’est sans doute pas dénuée de considérations pragmatiques : elle redoute l’effondrement des pays africains sous « l’effet pangolin ».
« L’effet pangolin » : la crainte de l’effondrement des pays africains ?
« L’effet pangolin : la tempête qui vient en Afrique ? » : dans une note du Quai d’Orsay, ses rédacteurs estiment que la crise du Covid-19 pourrait être « le coup de trop porté aux appareils d’Etat » africains. Elle les déstabiliserait durablement, voire pourrait contribuer à la chute « des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale) ». Pour l’économiste et analyse politique Gilles Olakounlé Yabi, l’effet pangolin décrit dans cette note n’est pas seulement la réaction « d’une ancienne puissance colonisatrice angoissée par sa perte d’influence en Afrique ». Elle souligne aussi l’obsession, pour l’Occident, « de la montée en puissance de la Chine en Afrique qui serait renforcée par l’épisode du Covid-19 ».
La réaction de solidarité de l’UE cache aussi une autre inquiétude : la peur d’une nouvelle crise migratoire d’ampleur. En cas d’effondrement des Etats africains, la pression migratoire aux frontières de l’UE pourrait de nouveau augmenter de manière considérable. L’ancien directeur général du FMI, Dominique Strauss Kahn, souligne qu’avant la crise, l’UE peinait déjà à contenir l’afflux des migrants à ses frontières. Alors « qu’en sera-t-il lorsque, poussés par l’effondrement de leurs économies nationales, ils seront des millions à forcer le passage ». Les Européens ont donc tout à gagner à contribuer à la stabilité des Etats africains.
L’annulation des dettes, un piège diplomatique ?
La proposition d’annuler la dette extérieure des pays africains, si elle venait à être mise en oeuvre, mettrait la Chine dans une situation embarrassante. Le pays serait contraint de choisir entre deux options : contribuer à suspendre voire annuler les dettes, ou maintenir leur remboursement, et risquer d’écorner son image et son influence auprès de ses partenaires africains.
Mais la situation peut se retourner : si la Chine venait à annuler sa dette, cela donnerait aux Etats africains des marges de manœuvre pour relancer leurs économies. Un tel mouvement renforcerait durablement l'influence de la Chine, au détriment de l’Union européenne. Sauver l’influence européenne sur le théâtre géopolitique africain demande de changer le paradigme de la stratégie européenne pour l’Afrique, ce que suggère Josep Borell, le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. L’UE devrait accorder une place croissante à l’Afrique, au détriment, proportionnellement, de l’Asie.
Le Covid-19, occasion pour le couple UE-Afrique de renouveler ses vœux
La crise du Covid-19 rebat les cartes géopolitiques. L’UE doit en profiter pour repenser sa présence et son influence en Afrique. Les négociations déjà amorcées sur l’après-accord de Cotonou de 2000, constituent une belle occasion de construire un partenariat eurafricain fondé sur de nouvelles réalités et ambitions. Plus que sur l’aide au développement, un tel partenariat serait fondé sur le renforcement des relations économiques et commerciales entre l’Afrique et l’UE. Le chemin sera long : les investissements directs étrangers (IDE) européens en Afrique diminuent, au contraire de ceux de la Chine. Entre 2013 et 2017, les IDE de la France ont stagné, ceux britanniques ont diminué, tandis que les IDE chinois ont augmenté de 50 %.
Il importe donc, pour le couple EU-Afrique, de renouveler ses liens. Comme le rappelle un collectif d’intellectuels africains dans une lettre aux dirigeants africains, l’Afrique ne doit pas jouer le simple rôle de spectateur dans le nouvel ordre mondial qui se dessine. L’UE doit s’engouffrer dans cette brèche ouverte par la crise sanitaire pour offrir un « lifting » à ses relations avec l’Afrique. Objectif : éliminer l’image d’une Europe incapable de dépasser le « vieux récit » d’une Afrique du passé, et doter l’Afrique du rôle d’un véritable partenaire commercial.