Alain Le Roy, Ambassadeur de France, est envoyé spécial du président de la République française pour l’initiative Afrique en réponse à la crise de la Covid-19. Il a exercé la fonction de Secrétaire général adjoint des Nations unies, chargé du Département des opérations de maintien de la paix, entre 2008 et 2011. Il a occupé également les fonctions d’Ambassadeur de France à Rome, et de Secrétaire général du Service européen pour l'action extérieure (SEAE).
Face à la pandémie de la Covid-19, les populations se trouvent directement affectées par la réduction des exportations, des aides et soutiens au développement, des flux financiers des diasporas. Comment la crise sanitaire s’est-elle muée en crise économique et de la dette ? Les pays africains étaient-ils prêts ?
Avant la crise sanitaire, la conjoncture continentale était plutôt favorable. A la fin des années 1990, l’initiative « Pays pauvres très endettés » (PPTE), menée par la Banque mondiale et le Fond monétaire international (FMI), avait allégé de manière considérable la dette de nombreux pays africains. Depuis, la croissance du continent s’élevait en moyenne à 5% par an. Un relatif optimisme était donc de mise, même si la situation restait sous surveillance compte tenu d’un ré-endettement significatif depuis le début des années 2010.
La crise strictement sanitaire semble pour l’instant moins forte au sein du continent que ce que l’on craignait. Le 9 décembre 2020, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) recensait environ 55 000 décès pour l’ensemble de l’Afrique, soit un chiffre inférieur à ceux de l’Italie, de l’Espagne ou du Royaume-Uni. Mais, à l’image du reste du monde, l’Afrique n’est pas épargnée par les graves dommages économiques, à l’aune des facteurs que vous évoquiez. Les économies sont affaiblies également par l’extrême réduction des échanges commerciaux. Le secteur privé, moteur de la croissance africaine de ces vingt dernières années, en subit directement les conséquences. Le FMI annonce pour 2020 une récession de l’ordre de 3 %, alors que le continent était en croissance continue depuis 25 ans ; c’est un choc majeur face auquel il faut répondre.
Face à ce choc majeur, les pays africains ne peuvent bénéficier du soutien d’une grande banque centrale comme les pays les plus développés qui eux ont pu avoir un soutien extrêmement fort de la Banque centrale européenne ou de la FED américaine. Et l’accès aux marchés financiers leur est beaucoup plus compliqué. L’Italie ou la France par exemple possèdent un crédit suffisant pour emprunter, y compris lorsque leur dette publique dépasse le montant de leur PIB. Mais, dans le cas des pays en développement, des ratios de dette de l’ordre de 80 % du PIB, comme en Sierra Leone, sont absolument catastrophiques. C’est pourquoi la mobilisation internationale est impérative pour protéger ces économies de la faillite.
Tous les pays africains sont-ils touchés de manière uniforme ? Certaines nations sont-elles plus affectées par le virus ou par la crise économique ?
Le nombre de victimes du virus est en réalité très disparate à travers le continent. Par exemple, l’Afrique du Sud comptabilise 23000 décès dus à la Covid, soit plus de 40 % des décès Covid du continent, en raison de la prévalence du virus du VIH au sein de sa population, facteur de co-morbidité. En revanche, par exemple le Sénégal recense moins de 500 morts.
Toutefois, la crise économique laisse présager un tout autre bilan. L’Afrique est un continent varié, composé à la fois de pays parmi les moins avancés (PMA) et de pays à revenus intermédiaires (PRI). Or ce sont les ressources financières de tous les États du continent qui sont touchées, la communauté internationale doit donc y répondre de manière organisée. Tel est d’ailleurs le message de l’Appel signé par 18 chefs d’État, de Gouvernement et d’institutions internationales, venant d’Afrique et d’Europe, à l’initiative de la France et qui a été publié le 15 avril 2020 dans Jeune Afrique et le Financial Times.
Comment la coopération régionale intracontinentale face à cette crise de la dette s’est organisée ?
Des solidarités se sont mises en œuvre, comme le fonds mis en place par l’Union africaine auquel les Etats africains peuvent librement participer. Mais les montants considérés sont très largement insuffisants, d’où la nécessité de mobiliser la communauté internationale.
Quel rôle jouent les institutions multilatérales dans cette crise de la dette et ses pistes de résolution ? L’inédite Debt Service Suspension Initiative (DSSI) mise en œuvre par le G20 en mai 2020 constitue-elle une réponse suffisante ?
Face au choc et aux demandes d’aides, les institutions multilatérales ont apporté une réponse d’urgence très significative. La réponse donnée par le G20 à la crise africaine fut particulièrement rapide : les ministres des Finances du G20 ont approuvé dès le 15 avril un moratoire sur la dette de tous les PMA qui le demanderaient. Depuis le 1er mai, ces pays ont pu suspendre leurs remboursements, en intérêts comme en capital à l’égard de leurs créanciers publics bilatéraux. Le dispositif, prévu jusqu’à fin 2020, a été prolongé au moins jusqu'à juin 2021. La Banque africaine de développement, le FMI (15 milliards de dollars) ou l’Union européenne (6 milliards d’euros) ont également contribué grâce à l’apport de fonds d’urgence aux pays africains qui en ont fait la demande.
Au-delà de cette aide d’urgence, des annulations, partielles ou totales, de dette pourraient-elles s’avérer nécessaires ?
Des critères d’évaluation financière existent pour évaluer la soutenabilité des dettes, à l’aune des recettes et dépenses de chaque pays. Le FMI et la Banque mondiale réalisent ainsi des Debt Sustainability Assessment, pays par pays. Et pour les pays dont la dette sera ainsi jugée insoutenable, une annulation partielle ou totale sera envisagée dans les tout prochains mois.
Pour la France, cette phase de traitement de la dette constitue une première étape dans la réflexion sur le modèle de financement des économies africaines. Car si elle permet d’apaiser la situation, elle ne peut à elle seule répondre à l’ampleur des besoins : les institutions de Washington anticipent un déficit de financement de 290 milliards de dollars en Afrique sub-saharienne d’ici 2023.
C’est pour répondre à l’importance de ces enjeux que la France, présidente du club de Paris, et co-présidente du groupe de la dette au sein du G20, organisera en mai 2021 un sommet sur le financement des économies africaines. Au côté des pays africains, les principaux bailleurs de fonds, y compris les Etats-Unis et la Chine, seront présents pour discuter des mesures à mettre en œuvre pour le continent.
Alors que le rôle des institutions internationales en matière de réponse au surendettement a pu être vivement critiqué par le passé, les responsables politiques et les populations leur font-elles confiance aujourd'hui ? Comment coopérer ?
Ces critiques ont concerné principalement les plans d’ajustement structurel du FMI, mis en place notamment dans le cadre de ce qui s’appelait le « consensus de Washington ». Le terme, qui désignait les réformes demandées en échange de l’aide internationale au cours des années 1980, n’est aujourd’hui plus utilisé. Les méthodes du FMI ont été améliorées, pour tenir compte des critiques et améliorer la confiance.
C’est d’autant plus important que l’aide est indispensable : 36 pays africains ont sollicité une aide financière internationale d’urgence au FMI et à la Banque mondiale en réponse à la crise de la Covid-19. Ces institutions internationales sont souvent les derniers ressorts de ces économies. Si le souvenir douloureux des conditionnalités imposées par le passé persiste, chacun prend aujourd’hui la mesure de l’importance de mécanismes d’accompagnement. Améliorer la compétitivité, augmenter les ressources fiscales et d’épargne internes ou lutter contre la corruption restent des objectifs majeurs, et ce sujets seront également abordés lors du sommet de mai 2021.
Cette crise de la dette peut-elle se muer en crise géopolitique au sein du continent, notamment face au terrorisme ?
N’oublions pas la capacité de réaction, de rebond et d'innovation de l’Afrique. Je ne pense pas que nous allions au devant de tensions croissantes dans la sphère géopolitique. A mon sens, le véritable danger se trouve dans les difficultés sociales vécues par les populations touchées. La pauvreté est l’indicateur de référence, et doit être surveillée de près ; le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté augmente fortement avec la crise.
Quelle action de la France dans cette perspective ? Comment assurer la cohérence d’ensemble entre mesures d’aide, que ce soit en matière financière comme d’accès aux soins ?
Au-delà des initiatives françaises dont nous avons parlé, l’Agence française de Développement (AFD) a engagé via l’initiative « Santé en Commun » 150 millions d’euros de dons et 1 milliard d’euros de prêts d’urgence notamment pour renforcer les systèmes de santé locaux. De même, la France a soutenu la cause africaine au sein du programme international ACT-A et sa facilité COVAX de lutte contre la pandémie, afin d’assurer un accès égalitaire au vaccin et aux soins pour les pays du continent. C’est l’objectif également du moratoire sur la dette : permettre aux pays de consacrer leurs ressources et leur énergie au renforcement de leurs systèmes de santé et sociaux. C’est essentiel pour permettre une politique massive de protection et de vaccination de la population.
La crise de la dette en Afrique peut-elle constituer le terreau d’une nouvelle coopération internationale, pourtant ébranlée par la crise du multilatéralisme ?
C’est une possibilité. Même s’il y a une forme de compétition, l’Afrique requiert la pleine coopération de tous les acteurs, et cette coopération multilatérale est très avancée. Les grands bailleurs de fond, la plupart membres du G20, ont tous approuvé le moratoire de suspension de la dette, ainsi que son extension jusqu’en juin 2021. Ce moratoire constitue ainsi la première forme de coopération multilatérale face à la Covid en Afrique avec des acteurs comme les Etats-Unis, la Chine ou l’Inde. Le 13 novembre 2020, le G20 a également adopté un texte technique mais très important : le Common framework for debt treatments beyond the DSSI. Tous les membres du G20 se sont engagés à la plus grande transparence sur les conditions de renégociation de la dette. La France soutient toutes les initiatives possibles afin de promouvoir le cadre multilatéral. L’élection de Joe Biden devrait renforcer ces efforts, et, nous l’espérons évidemment, rétablir un climat propice à la coopération internationale.
Les prêts constituent un outil d’aide, mais également d’influence pour les bailleurs. Certaines puissances cherchent ainsi à attribuer des prêts à des conditions plus avantageuses pour asseoir leur position face à des États qui cherchent à attirer des investissements nouveaux. Répondre à la crise de la dette suppose-t-il de répondre aux critiques faites quant à la disparité des conditions des prêts ? Quelle réponse est apportée par le Common Framework ?
Chaque pays prête de manière différente, en matière de montage financier comme de conditions et d’accompagnement. L’Europe insiste beaucoup sur ses valeurs, sans toutefois les imposer. La Chine, au contraire, est moins regardante à ce sujet. Notre objectif principal, tel qu’illustré par cet accord du 13 novembre dernier, est la transparence. Sans transparence sur les intentions et conditions posées par chaque prêteur, aucune analyse complète ni coopération ne sont envisageables. La France ne peut ainsi considérer l’annulation de prêts accordés aux Etats africains sans être au fait des actions de ses homologues. La signature du Common framework for debt treatments beyond the DSSI constitue ainsi un progrès majeur : nous souhaitons pérenniser cette confiance entre parties prenantes.
Quelle est la réalité de la lutte d’influence entre grandes puissances financières, de plus en plus polarisées dans le système multilatéral ?
Il y a bien sûr des rivalités. La Chine s’intéresse à l’Afrique pour ses matières premières notamment, mais d’autres puissances comme la Russie, les Etats-Unis ou la Turquie y ont également des intérêts. Cette concurrence est positive tant qu’elle met les acteurs sur un pied d’égalité et qu’elle a lieu de manière transparente. Cette transparence est essentielle pour que l’Afrique en bénéficie pleinement et de façon durable.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Hippolyte Cailleteau, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la géopolitique de la Chine. Marie-Sixte Imbert est Directrice des Opérations de l'Institut Open Diplomacy.