Nous occidentaux, descendants de Rome, et toujours un peu juristes même à notre insu, nous sommes habitués à raisonner en termes de relations de droit et de pouvoir légal. En outre nous raisonnons en termes de pouvoir soit absolu soit relatif. Dans ce dernier cas nous acceptons comme parfaitement légitimes des majorités marginales, du genre 51 % – 49 %.
Ceci ne nous prédispose pas à comprendre les peuples orthodoxes qui en matière religieuse, par exemple, rejettent tout aussi bien le pouvoir théoriquement absolu du Pape que les majorités minimales assez facilement acceptées par les esprits protestants.
De la force morale des décisions fondées sur un consensus
Pour les orthodoxes, une décision concernant la foi de l’Eglise doit recueillir un vrai consensus du peuple chrétien : unanimité des évêques réunis en concile, et ; condition absolument indispensable, ratification massive, au moins tacite, par le peuple des fidèles. Nous plaisantons volontiers sur les « majorités staliniennes » à 99 % mais nous perdons de vue qu’au-delà de leur obtention frauduleuse elles correspondaient sans doute à un idéal de l’âme slave (dans son livre Retour d’URSS, André Gide signalait déjà en 1936 cet « unanimisme » du peuple russe).
Il est significatif à ce sujet qu’en 2002 en France, sur l’insistance pressante des Orthodoxes, le COE, Conseil Œcuménique des Eglises, qui a beaucoup œuvré depuis 1927 pour la recherche de l’unité chrétienne, a décidé d’adopter progressivement pour son fonctionnement interne la méthode de la « recherche du consensus ». Les débats se dérouleront désormais sans vote jusqu‘au moment « où les participants sont tous du même avis, ou qu’ils sont d’accord pour dire qu’ils ne peuvent pas prendre de décision ».
Qui a raison ? Comme la peinture à l’huile, le consensus est plus difficile. Mais une fois recueilli, il est porteur d’une plus grande adhésion et donc d’une plus grande force et d’une plus grande vérité. Il acquiert dès lors aussi une plus grande autorité morale. Par définition cette forme d’autorité s’impose d’elle-même, et elle n’en est que plus facilement respectée.
Les majorités marginales : un piège pour la démocratie
Des majorités à 51 – 49 % ou 52 – 48 % se sont néanmoins multipliées ces dernières décennies dans de nombreux pays où les élections peuvent raisonnablement être considérées comme libres et donc légitimes (cela en est même un indice favorable). Des politologues avertis ont même avancé jadis des explications sur ce phénomène ramenant inexorablement les valeurs moyennes vers la médiane. Plus simplement on peut constater que nos sociétés de plus en plus sophistiquées, avec une grande émergence des « classes moyennes », se divisent sur beaucoup de sujets de manière presque équilibrée entre les pour et les contre, donnant aux indécis de dernière heure une fonction de « couple de rappel » vers des solutions de compromis. Dans beaucoup de démocraties occidentales ce sont les milieux centristes qui, à défaut de pouvoir prendre le pouvoir, font pencher la balance du pouvoir.
Les politiciens élus dans ce contexte ambigu n’y ont vu en général qu’une confirmation de leur légitimité à gouverner – ce qui est incontestable s’il s’agit de traiter les affaires courantes. Très discutable en revanche s’il s’agit de modifier des éléments essentiels du consensus politique ou sociétal, d’autant plus que si l’on prend en compte les abstentions, le gouvernement en place peut n’être représentatif en fait que d’une minorité d’électeurs.
La question est grave, il suffit de rappeler deux cas de chefs d’Etat élus tout à fait légitimement, Adolf Hitler en Allemagne en 1933, et Mohammed Morsi en Egypte en 2012, tous les deux ayant cherché ensuite à imposer un nouveau « paradigme » sociétal à l’ensemble d’une population très divisée.
Nous touchons là un point fondamental dans la théorie et la pratique du droit, et les juristes l’ont souvent mieux vu que les politiques, en prévoyant parfois des majorités renforcées, par exemple une majorité des deux-tiers dans le système constitutionnel français, ou les différentes majorités des assemblées de copropriété.
La recherche du consensus, une voie démocratique dans des sociétés divisées
Le référendum populaire serait évidemment une solution au moins plus claire, surtout en une époque où les hommes et femmes politiques ont pris l’habitude discutable de présenter des programmes en plusieurs dizaines de points – ce qui leur permet ensuite de déclarer tous ces points ratifiés par leur élection. Une majorité de 51 % dans un référendum est-elle néanmoins vraiment « légitime » s’il s’agit d’imposer à des minorités de 49 % des changements importants dans leurs vie quotidienne ou dans leurs convictions sociétales profondes ?
Un vrai chef d’Etat se manifeste alors par la recherche d’une solution apaisée marquée à la fois par la modération et la finesse d’analyse. Cela s’appelle la recherche du consensus, et cela passe par une écoute permanente des signaux provenant du public. Notamment les enquêtes d’opinion, mais aussi une analyse des réseaux sociaux, nouvelle forme d’expression jeune et très réactive.
Il ne s’agit pas de court-circuiter les représentations parlementaires, ni de donner raison à des minorités agissantes, ni encore à des lobbies, mais de multiplier les « capteurs » sociaux permettant au contraire à l’exécutif de ne pas décider dans l’arbitraire. Nous en revenons là à ce besoin de notre époque d’assumer le continuum de l’ultra-local au supra-national.
Mais là il faudrait surtout réhabiliter le concept même de consensus dans la vie politique courante, et ne pas attendre des situations d’urgence nationale pour en apprécier la pertinence démocratique.
Car une majorité à 51 % est sans doute tout à fait légitime sur le plan légal, mais quand même peu démocratique, car peu représentative du peuple dans son ensemble…
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