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COVID : répétition générale pour une transition numérique réussie

| Clémence Varin, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

19 juin 2020

Le 18 mars 2020, le Commissaire européen pour le marché intérieur, Thierry Breton, demandait aux plateformes de streaming, aux opérateurs de télécommunications et aux utilisateurs de « prendre des mesures pour assurer le bon fonctionnement d’Internet pendant la lutte contre la propagation du virus ». Le but étant d’éviter la congestion des réseaux due au recours massif à Internet pour le télétravail ou l’éducation en ligne. A la suite de cet appel, de grandes plateformes comme Netflix ou YouTube ont annoncé avoir réduit la qualité de leurs vidéos, afin d’alléger leur trafic sur la bande passante européenne pendant la durée du confinement.

Si la Covid-19 nous a confirmé une tendance, c’est la place centrale et croissante du numérique dans nos sociétés. L’appel du Commissaire européen a été suivi d’effet, le réseau a tenu, mais la question demeure : notre société était-elle, et est-elle, prête à un tel virage numérique ?

Le numérique, outil crucial pour la continuité des activités en temps de confinement

Outre le drame humain et social causé par l’épidémie de la Covid-19, la crise s’est révélée un véritable accélérateur de l’usage des technologies numériques. Lors des premières semaines du confinement, de nombreuses institutions se sont mobilisées pour rendre accessibles leurs catalogues en ligne, comme le Collège de France ou l’opéra de Paris, permettre la visite virtuelle de musées, la plupart du temps gratuitement. La page #CultureChezNous du ministère français de la Culture répertorie nombre de ces initiatives. De nombreux artistes se sont aussi tournés vers les réseaux sociaux pour proposer des concerts gratuits. Les plateformes de visioconférence ont été prises d’assaut pour organiser des réunions professionnelles comme des événements sociaux pour briser l’isolement lié au confinement.

Dans bien des secteurs et pour bien des postes, qui s’y prêtaient, le numérique a été crucial pour permettre la continuité des activités professionnelles. Le télétravail s’est imposé comme une évidence, tout comme le recours à la télémédecine : les réticences qui existaient avant la crise ont été mises de côté, tout du moins de manière temporaire.

La Covid-19, révélatrice des fractures et inégalités au sein des sociétés

Si la Covid-19 a créé des opportunités nouvelles et permis des avancées, elle a aussi démontré que nous n’étions pas (tous) prêts pour un passage au « tout numérique ».

Le recours massif au numérique a révélé la fracture qui persiste entre régions, foyers et générations. L’accès à une couverture Internet fiable et performante s’avère encore trop inégal : au-delà des zones blanches, se pose la question de l’accès à un débit suffisant à travers tous les territoires. Le taux d’équipement électronique des ménages est également inégal, surtout lorsqu’il s’agit d’équiper chaque membre du foyer. En 2018, 82 % des ménages résidant en France (hors Mayotte) ont accès à Internet depuis leur domicile selon l’Insee. L’amélioration des compétences numériques, en termes d’hygiène comme de maîtrise des outils, reste un enjeu clé : de même que l’hygiène sanitaire, celle numérique doit devenir une réalité quotidienne.

Cette crise a aussi démontré que tous les secteurs économiques, tous les métiers ne sont pas adaptés ou adaptables aux nouveaux usages numériques. Elle a mis en lumière des emplois parfois dans l’ombre, caissiers, livreurs, etc. Alors que certaines entreprises ont su rebondir rapidement et se réinventer pour proposer leurs services en ligne grâce à des applications de type click and collect, d’autres n’ont pas pu faire face à cette vague numérique. Le déconfinement ne permet pas de lever toutes les hypothèques sur leur avenir, d’autant que les habitudes de consommation ont évolué, au profit des géants du numérique, en termes d’alimentation comme de loisirs, ou de circuits plus courts.

Si ces phénomènes préexistaient avant la crise, cette dernière a fait office de miroir grossissant des failles comme des capacités de résilience.

Réguler le numérique

Régions, États, Union européenne, nombreux sont les acteurs à construire leur réponses à la numérisation des sociétés, afin de l’accompagner dans une logique de cohésion sociale. La Loi française pour une République numérique, l’initiative Digital Wallonia, ou la récente stratégie européenne Façonner l’avenir numérique de l’Europe avaient permis de poser des jalons : la crise de la Covid-19 a démontré l’importance d’approfondir cette démarche, de manière coordonnée.

Certaines règles, fondées sur des textes législatifs ou des accords au sein des organisations, devront être créées ou adaptées afin d’encadrer des usages mis en oeuvre ou pérennisés de manière ad hoc face à la crise. Un exemple : le télétravail a connu un pic, sans que toutes les organisations concernées n’aient le cadre juridique nécessaire. Davantage d’outils doivent être mis à la disposition des entreprises, des services publics et des citoyens pour s’adapter aux nouvelles habitudes numériques : la formation au numérique, l’accès en ligne aux services publics afin de faciliter les procédures, la publication des données publiques dès que pertinentes, etc. Au-delà, peut se poser la question de la diffusion des logiciels libres, ou l’investissement dans des infrastructures comme un cloud européen - l’initiative Gaia X, lancée par le couple franco-allemand, peut constituer une réponse opérationnelle à cet enjeu.

Or, ce basculement numérique ne pourra se faire sans un véritable travail de pédagogie au sein de la société. Si beaucoup ont entendu parler de l’intelligence artificielle, de protection des données personnelles, du traçage, d’algorithmes ou encore de la 5G la méconnaissance concrète des enjeux concernés favorise craintes ou euphorie, fantasmes. Les débats en France autour de l’application StopCovid illustrent cette décorrélation des débats par rapport aux enjeux réels de l’outil concerné. Ce sont ces enjeux qu’il faut aborder dans le débat public : comment fonctionne nos assistants virtuels ? Qu’acceptons-nous en utilisant telle ou telle application, telle ou telle plateforme ? Comment fonctionnent les algorithmes ? Quels enjeux derrière la gratuité de certains outils ? La crise de la Covid-19, par l’ampleur du basculement numérique qu’elle a induit, éclaire en creux l’importance du respect des droits et libertés fondamentales, de la vie privée.

Cette régulation renvoie par ailleurs à un objectif d’équité entre acteurs, et d’efficacité des politiques publiques en période de crise, de baisse des recettes fiscales et d’augmentation des dépenses. Peut-on continuer à accepter que Netflix ne participe pas au financement de la création française, au regard de ses parts de marché et alors que d’autres acteurs qui offrent les mêmes services y sont contraints ?

Cette régulation est néanmoins compliqué par la taille et le poids des acteurs concernés, qu’ils soient des acteurs « systémiques » ou des plateformes numériques « structurantes ». Mais aussi, en raison de leur nature numérique.

Multilatéralisme et régulation numérique

Cette transition numérique appelle donc non seulement une action de la part des Etats nationaux, mais aussi une coordination internationale ouverte au débat public. Les forums internationaux, publics comme privés, ont leur rôle à jouer, lieux d’échanges et de négociations sur la manière de répondre à ces enjeux brûlants. L’OCDE, le Conseil de l’Europe, l’Unesco, comme des organisations de la société civile travaillent à la mise en place d’une taxation mondiale de l’économie numérique ou l’encadrement de technologies émergentes comme l’intelligence artificielle. Les processus de négociation sont néanmoins soumis à la capacité de ces enceintes à construire un consensus entre des intérêts parfois divergents, et débouchent le plus souvent sur des normes et lignes directrices plus que des textes contraignants.

Ces institutions internationales participent de manière active à la construction d’un consensus et à l’élaboration de principes et normes communs. Un exemple : le projet BEPS en négociations au sein de l’OCDE pour lutter contre les pratiques d’optimisation fiscale. Le multilatéralisme s’avère donc plus que jamais d’actualité pour garantir la mise en oeuvre de nos valeurs et le respect de nos droits dans un environnement numérique dépourvu de frontières. L’Union européenne a lancé un signal fort en 2018 avec son Règlement général sur la protection des données (RGPD), établissant des normes devenues références mondiales. L’UE a un rôle important à jouer pour réguler la mondialisation numérique et porter une voie européenne face aux grandes puissances numériques que sont les États-Unis et la Chine.

S’il est encore trop tôt pour tirer toutes les leçons de cette crise, une chose est certaine : la Covid-19 a révélé que nos sociétés n’étaient pas encore entièrement prêtes à s’engager dans ce virage numérique. Si elles ont de manière générale fait preuve de résilience et de capacité à se réinventer, cette crise met en lumière de manière crue le travail qui reste à accomplir, notamment au sein des secteurs les plus durement touchés. Elle a également montré les limites d’un monde dématérialisé, et remis l’humain au coeur des réflexions sur la société de demain.