Hier, Mohammed Ben Zayed, Prince héritier d’Abu Dhabi et homme fort des Émirats Arabes Unis, annonçait sur Twitter avoir eu une discussion avec le Président syrien Bachar Al Assad. Au cours de cette discussion, le leader émirati a assuré son homologue « du soutien des EAU, et de leur volonté d’aider le peuple syrien ». « La solidarité humanitaire en temps de crise supplante toute autre question », ajoutait-il. C’est justement sur la question de la raison d’État que nous sommes tous amenés à nous interroger aujourd’hui face à la pandémie. On parle tous les jours du coup d’arrêt économique mondial provoqué par le COVID-19. Il faudrait aussi parler du coup d’arrêt démocratique : le temps politique est suspendu et cet état de stase préempte tous les débats sur nos libertés.
Quand les Français crient au loup, ils oublient de regarder la bête autoritaire là où elle est vraiment
En France, le 24 mars, la CGT services publics a adressé un préavis de grève à trois ministres sur toute la durée du mois d’avril, protestant contre le caractère liberticide et antidémocratique de la loi d’urgence sanitaire adoptée la veille par le Parlement. Les articles, les analyses et les tweets se succèdent, avec un regard renseigné ou non, sur la gestion de l’épidémie des pays d’Asie depuis son déclenchement. Dans l’ennui du confinement, cette effervescence souligne le paradoxe de ce moment historique : à vouloir dénoncer l’autoritarisme, on omet parfois de regarder là où le problème se trouve vraiment.
Et pour cause : ces débats sont circonscrits aux cadres nationaux, souvent ultra-polarisés. Dans cette crise sanitaire s’opère un recentrage sur la Nation comme seul espace de débat public. Confiner, circonscrire, stopper la propagation, dans un monde virtuellement connecté, les barrières physiques ont ici repris toute leur importance. Il y a quelques exceptions : en France, nous avons les yeux rivés sur nos voisins italiens, dont la situation semble faire office de baromètre prophétique. Mais l’afflux d’informations et la saturation des médias nous ont paradoxalement amenés à retirer notre regard de certains terrains où l’autoritarisme se déploie vraiment. Où les jalons de demain de nouveaux régimes, plus liberticides, sont pourtant en train de se poser. Le Moyen-Orient, est l’un de ces terrains.
Quand la pandémie aide les régimes autoritaires à revenir en force : le cas du Moyen-Orient
Au cœur de l’information depuis l’automne dernier, le Moyen-Orient vivait, jusqu’à récemment, sa seconde période révolutionnaire. Un printemps des peuples à l’image de ce qu’il avait expérimenté en 2011. Le régime iranien, réputé pour verrouiller la vie civile et contrôler l’espace public, était ébranlé par une vague de protestations dont elle s’efforçait d’étouffer la parole par la filtration d’informations à l’international. L’Irak était également en proie à des manifestations anti-gouvernementales sans précédent, alors que le Liban voyait sa société civile se soulever contre un système confessionnel favorisant la corruption d’une inamovible élite. Ces mouvements s’ajoutaient au hirak algérien combattant, depuis mars 2019, le système hérité de l’ère Bouteflika. À bien des égards, l’Histoire était en marche. Jusqu’au tournant de mars 2020.
La crise du COVID-19 a incontestablement rebattu les cartes. Il faut reconnaître qu’il est encore trop tôt pour tirer de quelconques conclusions sur les reconfigurations d’équilibres qui découleront de cette période. Mais nous pouvons déjà noter les nouvelles dynamiques. Ou plutôt le retour d’anciennes tendances. Au Liban, la thaoura (révolution) est au point mort. Le hashtag « Inzil Ach Charia » (« Descends dans la rue »), jadis diffusé sur les réseaux sociaux et taggués sur les murs de la capitale Beyrouth, a été remplacé par « Khalik bil Beit » (« Reste à la maison »). Le système de santé public libanais peine à faire face à une épidémie qui s’aggrave de jour en jour (377 cas à l’heure où nous couchons ces lignes). Les partenariats public/privé se développent mais ce sont surtout les élites politiques traditionnelles qui fournissent l’essentiel du matériel et des aides directement à leur clientèle. Les discours des élites s’accordent et le Hezbollah a lancé, quant à lui, un programme de 3,5 milliards de livres libanaises pour lutter contre la pandémie, se substituant ainsi à l’appareil d’État. Les structures partisanes traditionnelles apparaissent comme étant les plus à même à répondre logistiquement à la crise, opérant ainsi leur retour. Au nom de l’état d’urgence sanitaire et de l’impératif régalien, le confinement des libanais a mis un coup d’arrêt aux manifestations et revendications de la population alors que les dernières installations des protestataires sont violemment détruites par les forces de l’ordre.
A l’ombre de la crise sanitaire, les manœuvres à peine assumées en temps normal peuvent désormais être exposées au grand jour et se parer de solidarité. C’est notamment le sens du « coup de fil médiatisé » de Mohammed Ben Zayed à Bachar Al Assad, mais également des déclarations en ce sens de l’ancien ministre des Affaires étrangères libanais Gibran Bassil. L’autoritarisme semble prendre désormais sa revanche en se posant comme principal rempart contre le virus, se parant de l’argument d’efficacité. « Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté comme on cache les statues des dieux », écrivait le Montesquieu de l’Esprit des Lois. Ce voile autoritaire nous permet aussi de dissimuler nos peurs à travers une rationalité supposée, bien que très arbitraire.
Dès aujourd’hui, penser le jour d’après
S’il est trop tôt pour savoir à quoi nos lendemains ressembleront, nous savons aujourd’hui que rien ne sera plus comme avant. Mais nous marchons tous, côte à côte, sur une crête étroite. Nos choix de sociétés détermineront de quel côté nous nous aventurerons. Si d’un côté nous serons amenés à réévaluer considérablement nos modes de vie, et notamment notre rapport à l’environnement, cette crise ne doit pas nous faire oublier le principe d’inter-dépendance, le fondement de la sécurité collective, de la coopération internationale, de la solidarité transnationale, et - au fond - de la méthode multilatérale. Nos peurs, certes légitimes, ne sauraient nous pousser à faire le choix irrationnel de l’autoritarisme sécurisant ou de l’aveuglement craintif vis-à-vis de dynamiques politiques violentes dans d’autres sociétés. La balle est dans notre camp, les choix de demain sont à faire aujourd’hui.