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Comment protéger les civils en zone de conflit ?

Compte-rendu de conférence par Caroline Miller

11 février 2016

La conférence qui a clôturé le Forum Devenir Délégué dimanche 31 janvier 2016 à l’ESCP Europe, portait sur le thème « Comment protéger les civils en zone de conflit ? ». Elle a été modérée par Eric Biegala, Grand Reporter de Radio France, au service étranger de France Culture. Intervenaient Barbara Loyer, Directrice de l’Institut Français de Géopolitique et co-auteure de Les conflits dans le monde, approche géopolitique, Antoine Peigney, Directeur des opérations et des relations internationales de la Croix-Rouge française, ainsi que Benjamin Courlet, consultant auprès d’ONG et ancien responsable du bureau Afrique de Médecins du Monde. Bertrand Badie, professeur à Sciences Po Paris et chercheur au CERI, a conclu la conférence. 

  • La protection des civils : une question éminemment contemporaine

Les intervenants ont tous évoqué les mutations contemporaines du concept de guerre, qui n’implique plus nécessairement la dispute d’un territoire. L’idée de « protection des civils » illustre bien le fait que le concept de territoire géopolitique a évolué : il ne peut être pensé sans prendre en compte les civils. Barbara Loyer indique en effet que la présence d’une société, d’une communauté sur un territoire, est devenue un « bien géopolitique ».

 

Les conflits asymétriques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui se caractérisent par une violence diffuse et déterritorialisée, mais également désétatisée : la violence n’émane pas forcément d’un Etat, et il s’agit bien souvent d’une violence interne à un pays. Cette violence est devenue, selon Bertrand Badie, de nature sociale plutôt que politique, car tout acteur en situation de détresse peut aujourd’hui être porteur de violence. De surcroît, les « entrepreneurs de violence » comme AQMI ou Daech, qui créent un réel « marché de la violence avec des offreurs et des demandeurs », n’ont aucun intérêt à la négociation : la violence est une fin en soi et ne se négocie plus.

 

Le changement de nature des conflits a un impact direct sur la manière dont les civils peuvent ou non être protégés. Aujourd’hui, un soldat meurt de moins en moins à la guerre, mais jamais autant de civils n’ont été affectés. Cela est dû en partie au fait que la limite entre ces deux statuts est devenue très floue : il est aujourd’hui difficile de distinguer un civil d’un militaire, comme l’illustre l’usage croissant d’enfants soldats (estimés à environ 300 000 aujourd’hui). De surcroît, depuis la moitié du 20ème siècle, les attaques et bombardements de civils ne constituent plus seulement des dommages collatéraux mais des tactiques de guerre ; ce qui rend la protection des civils et l’acheminement de l’aide humanitaire particulièrement compliqués.

  • Les modalités de protection des civils : l’efficacité limitée des différents organismes, et le cas du CICR

Comment alors protéger les civils ? Le principe d’une confiance entre les parties d’un conflit et les organismes en charge de l’aide humanitaire apparaît à tous les intervenants comme une condition sine qua non à la protection des civils. Antoine Peigney indique par exemple que le principe régissant les actions du Comité International de la Croix Rouge (CICR) est celui de la neutralité, consubstantiel à la notion de confiance. Cette neutralité doit être visible sur le terrain, comme par exemple en marquant les installations du CICR d’une grosse croix rouge. Les belligérants sont ainsi plus enclins à négocier, ce qui permet au CICR une présence pérenne sur le terrain. De plus, le CICR documente seulement les crimes dont ils sont témoins, tandis que des ONG comme Amesty International ou Human Rights Watch les publient, afin de faire pression pour que les belligérants soient traduits en justice. Cette complémentarité entre des organismes aux modes opératoires différents est, selon Antoine Peigney, tout à fait nécessaire.

 

La multiplicité des acteurs sur le terrain constitue néanmoins un défi important pour la protection des civils. Le cas de l’Ukraine illustre cette difficulté : dans le Donbass, depuis 2014, il s’agit d’interagir avec les différentes ONG, qui ne sont pas forcément laïques ou mêmes apolitiques, ainsi qu’avec les différentes organisations de l’ONU. Il est parfois également difficile d’identifier les parties belligérantes, comme en RCA par exemple, où de nombreuses milices aux revendications diverses se sont formées. Les ONG doivent dans ce cas composer avec les pendants sociaux et sanitaires de ces groupes armés.

 

Par ailleurs, l’action humanitaire est constamment menacée : la sécurité du personnel du CICR et des ONG en général s’est détériorée dans la plupart des zones de conflits, comme en atteste la mort de nombreux médecins syriens. Le mode opératoire du CICR est menacé, car il a de plus en plus de mal à se faire reconnaître comme acteur neutre. Ainsi, il a mené en 2013 une campagne internationale pour que les équipes soignantes ne soient plus prises pour cibles. Selon Benjamin Courlet, les ONG sont des civils parmi les civils et ne peuvent pas « protéger », car cette fonction relève de l’Etat ; elles ne peuvent que porter assistance.

 

Malgré tout, leur expertise et leur connaissance du terrain font qu’elles peuvent conseiller les acteurs politiques en présence. De plus, les organismes vont au-delà de l’aide humanitaire. Le CICR, par exemple, fait des veilles sur le droit international humanitaire, notamment sur l’apparition de nouvelles armes (le CICR a eu un rôle important dans la convention d’Oslo de 2008 sur les armes chimiques). A ce jour, des études sont en cours sur le risque nucléaire et sur la cyberguerre, notamment sur l’encadrement juridique du rôle des pilotes de drones.

  • Une nouvelle conflictualité internationale : le besoin de renouer avec la diplomatie

 « L’injustice sociale est désormais la cause première de la guerre » : c’est ce que l’ancien secrétaire général des Nations Unies Boutros Boutros-Ghali avait déclaré lors de son agenda pour la paix en 1992. Dans sa conclusion, Bertrand Badie s’appuie sur ce propos pour expliquer que la guerre n’est plus faite par les forts mais par les faibles ; une faiblesse à la fois institutionnelle et socio-économique, mais aussi une faiblesse du lien social. La corrélation étroite entre le bas niveau de développement humain et les situations de guerre (dans les pays du Sahel, au Yémen ou encore en Afghanistan) est devenue évidente, et s’explique notamment par le fait que la mondialisation met cruellement en lumière les inégalités et les contrastes socio-économiques dans le monde. L’émergence d’une société guerrière a donc été inévitable, puisque la guerre est à la fois pourvoyeuse économique, politique (des milices prennent en charge les fonctions d’autorité) et sociale : devenir enfant soldat est aussi un moyen d’être nourri et vêtu.

 

Bertrand Badie appelle enfin les dirigeants et la communauté internationale à penser les conflits autrement qu’à travers le prisme de nos valeurs occidentales. Selon lui, il faut penser les conflits tels qu’ils sont perçus par les sociétés affectées, et accepter la différence de l’autre afin de ne pas l’exclure. Il s’agit donc de substituer au discours ambiant d’universalisme un « discours d’altérité » : nous devons pour cela renouer avec la diplomatie, car « reconnaître l’autre, c’est d’abord accepter de lui parler ».

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