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Colombie : nouvelle donne géopolitique dans la région

| Martin DALENÇON, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

17 octobre 2022

Élu président de la Colombie en juin, Gustavo Petro a officiellement pris ses fonctions le 7 août dernier. Lors de cette cérémonie historique, celui qui est devenu le premier président de gauche de l’histoire de la Colombie a rappelé son engagement à apporter la paix au pays et à mener des réformes ambitieuses. Le mandat de Gustavo Petro annonce en effet d’importants changements structurels pour la Colombie mais aussi dans sa relation avec Washington ; le pays étant l’allié historique des Etats-Unis dans la région.

Un programme ambitieux et de rupture

Premier président de gauche de l’histoire de la Colombie, Gustavo Petro a des ambitions fortes pour réformer son pays : diminuer les inégalités, réduire l’extrême pauvreté, lutter contre la corruption, renforcer le processus de paix et amorcer une transition écologique. Un programme social et progressiste qui marque une rupture avec ses prédécesseurs en Colombie.

Depuis toujours gouverné par une classe politique conservatrice de droite, la Colombie a connu une libéralisation de son économie continue depuis les années 1990 et l’Etat a vu son rôle se réduire progressivement. Le pays est aujourd’hui la quatrième puissance économique d’Amérique latine, reposant principalement sur les revenus du pétrole, qui représente environ 50% de ses exportations. La Colombie reste cependant un pays où la pauvreté est très élevée et l’un des plus inégalitaires au monde. Le pays est fortement touché par l’insécurité, malgré l’accord de paix signé avec les FARC en 2016 et la crise sanitaire a renforcé le mécontentement de la population vis-à-vis des élites en place au pouvoir depuis toujours. A tel point que pour la première fois dans l’histoire du pays, le candidat de la coalition de droite traditionnellement au pouvoir n’a pas passé le premier tour des élections présidentielles.

Dans ce contexte, la candidature de Gustavo Petro a représenté le renouveau demandé par les Colombiens. Ancien guérillero des milices marxistes M-19, devenu économiste, Gustavo Petro s’est engagé dans la politique dans les années 90. Alors qu’il était député, il a dénoncé publiquement les liens entre des milices paramilitaires et les élus de la majorité présidentielle et est devenu la cible de menaces de mort, le poussant parfois à emmener sa famille hors du pays. Ancien maire de Bogota entre 2012 et 2015, il est devenu sénateur en 2018. Gustavo Petro se présente depuis longtemps comme un candidat anti-élites, souhaitant transformer profondément la vie politique colombienne. Les différentes batailles qu’il a livrées dans ce sens en tant que député lui ont donné du crédit auprès des Colombiens.

Mais les Colombiens l’ont aussi élu pour son programme, très ambitieux, qui représente un virage important pour le pays. Gustavo Petro pourrait amorcer plusieurs transformations structurelles en Colombie. Il devra cependant avancer avec prudence dans un contexte économique fragile.

Durement touchée par la crise sanitaire, la Colombie a vu son taux de croissance baisser de 7% en 2020, avant de connaître un rebond à 10,6% en 2021. Le chômage a fortement augmenté, atteignant un plus haut historique de 21% en 2020. En juillet 2022, il s’établissait à 11%. Ainsi, pour beaucoup de Colombiens, la priorité doit être donnée au redressement économique du pays. Or, le cœur de l’électorat de Gustavo Petro réclame un changement de modèle de développement, plus juste, inclusif et mené par un Etat d’avantage interventionniste. Le nouveau président de la Colombie devra donc trouver le point d’équilibre entre une gestion responsable du pays et une volonté de réformer profondément son modèle économique et social.

Dans ce sens, la première réforme significative menée par Gustavo Petro est une réforme fiscale d’envergure. Elle prévoit notamment l’augmentation des impôts sur les ménages les plus aisés du pays et une hausse de la taxe sur les exportations de matières premières. Cette réforme devrait rapporter environ 6 milliards de dollars à l’Etat colombien. Une rentrée d’argent qui doit permettre de financer (en partie seulement) les autres réformes voulues par le nouveau président. L’une d’entre elles, la plus radicale, est la suspension d’attribution de contrats d’exploitation d’hydrocarbures et de minage. Une rupture historique que Gustavo Petro souhaite néanmoins mener avec prudence, sans handicaper la croissance du pays, qui repose largement sur l’exploitation et l'exportation du pétrole. D’autres réformes majeures sont envisagées par le nouveau président dans le secteur de la santé, des retraites et de l’éducation où le rôle de l’Etat se verrait renforcé.

S’il veut concrétiser ces réformes, Gustavo Petro devra s’assurer que la coalition “Pacto Historico” qui le soutient à l’Assemblée, reste soudée durant son mandat. Pour ce faire, Petro a nommé à des postes clés des ministres plutôt modérés et dont les compétences sont reconnues par toute la classe politique colombienne. Une manière pour le président de faire taire les critiques. Depuis la campagne électorale, la droite colombienne dépeint Gustavo Petro comme une personnalité d’extrême gauche dont le programme mettrait en péril la stabilité économique du pays et ferait de la Colombie le “nouveau Venezuela”. Ces critiques, exagérées, illustrent à quel point l’élection de Gustavo Petro provoque une rupture dans l’histoire moderne de la Colombie.

Il est peu probable que Gustavo Petro révolutionne totalement le pays. Restreint à un seul mandat de quatre ans (les présidents colombiens ne peuvent pas exercer deux mandats de suite), son programme social ambitieux sera fonction des conditions économiques en Colombie, pour l’instant fortement touchée par l’inflation, et à sa capacité à maintenir un consensus autour de son programme. Cependant, Gustavo Petro est décidé à amorcer des politiques économiques, sociales et écologiques qui transformeront le pays sur le moyen et long terme.

Vers une nouvelle donne géopolitique ?

Sur le plan géopolitique, l’élection de Gustavo Petro suggère là aussi quelques bouleversements à venir. La Colombie est traditionnellement l’allié le plus fidèle de Washington dans la région. Les deux pays ont maintenu une collaboration étroite depuis les années 80 dans la guerre contre les cartels de drogue et les mouvements de guérilla armés. Bogota et Washington ont également œuvré en commun pour trouver une résolution à la crise vénézuélienne, sans résultats concrets. Dans cet esprit, l’accession de la Colombie au statut de membre allié de l’OTAN en 2018 a confirmé le renforcement du rôle stratégique de la Colombie dans la région. Cette relation s’est aussi étendue sur le plan économique puisque les deux pays ont signé un accord bilatéral de libre-échange, en vigueur depuis 2012.

Sur ces trois axes, Gustavo Petro semble décider à nuancer la position de son paysma à commencer par le conflit avec le Venezuela. Les deux pays ont en effet officiellement rétabli leurs relations diplomatiques le dimanche 28 août. Lors de la campagne, le président colombien avait annoncé vouloir changer de stratégie, estimant que son pays “n’aurait jamais dû rompre les liens avec le Venezuela”. La frontière entre les deux pays devrait donc bientôt être rouverte. Les échanges commerciaux entre les deux pays s’établissaient à 400 millions de dollars US en 2021 mais pourraient représenter entre 800 millions et 1,2 milliards de dollars US avec la réouverture complète de la frontière. Les relations diplomatiques entre les deux pays voisins avaient été rompues en 2019 par Ivan Duque, l’ancien chef d'État colombien, après que Nicolas Maduro ait revendiqué sa victoire dans une élection présidentielle de façade. A l’époque, la stratégie américaine et colombienne consistait à soutenir l’opposition dirigée par Juan Guaido et appliquer des sanctions financières sur l’entourage de Nicolas Maduro. Or, cette stratégie n’a semble-t-il pas porté ses fruits et alors que l’opposition s’est affaiblie, Nicolas Maduro est resté en place. Le changement de stratégie souhaité par Gustavo Petro pourrait être interprété comme un échec diplomatique pour Washington et écarter les Etats-Unis d’une éventuelle résolution de ce conflit.

Dans la lutte contre le trafic de drogues et les cartels encore présents en Colombie, Gustavo Petro souhaite, là aussi, adopter une autre approche. En faveur d’une politique plus tolérante vis-à-vis de la consommation de certains stupéfiants, le nouveau président veut mettre un terme à la guerre contre la drogue et surtout diminuer les dépenses budgétaires en matière de sécurité. Le président colombien espère que cette position lui permettra de négocier plus facilement et plus largement de nouveaux accords de paix avec les mouvements de guerillas qui se sont substitués aux FARCs (ELN notamment) et d’implémenter une réforme agraire attendue depuis longtemps. L’ambition du président est d’instaurer une “paix totale” dans le pays en discutant avec tous les groupes rebelles armés. L’ELN, les membres dissidents des FARC et d’autres groupes ont exprimé leur volonté de négocier avec le gouvernement. Mais le pays connaît une recrudescence de la violence depuis l’intronisation de Gustavo Petro, alors que chaque groupe souhaite renforcer ses positions en amont des négociations de paix. L’hypothèse d’un désengagement de l'État colombien dans la lutte contre le trafic de drogues pourrait soulever une certaine inquiétude au sein du Congrès américain (et pas seulement chez les Républicains) et provoquer des tensions entre les deux pays.

Enfin, sur le plan économique, la relation entre Washington et Bogota devrait être fortement affectée par la volonté de Gustavo Petro de mieux protéger le secteur agricole colombien et amorcer une transition énergétique en suspendant l’attribution de nouvelles licences d’exploitation dans le secteur pétrolier. La Colombie exporte environ un quart de sa production de pétrole vers les Etats-Unis et la demande américaine ne devrait pas faiblir sur le court-terme. Washington souhaite en effet assurer ses circuits d’approvisionnement en hydrocarbures alors que le secteur est impacté par la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Il est difficile d’imaginer que Gustavo Petro abandonne cette relation privilégiée avec les Etats-Unis, mais il pourrait l’utiliser comme levier de négociations pour faire avancer d’autres sujets.

Un renouvellement nécessaire de la diplomatie américaine

Sans représenter une rupture totale, l’évolution du rôle de la Colombie dans la région doit pousser Washington à revoir sa stratégie diplomatique en Amérique latine. L’administration Biden doit acter la nouvelle réalité des relations interrégionales : les Etats-Unis ne peuvent plus imposer leur agenda aux pays d’Amérique latine, ce pour plusieurs raisons.

D’une part parce que l’Amérique latine a été largement délaissée par les Etats-Unis ces dernières années. La région a souffert du pivot asiatique amorcé par Barack Obama. Une situation qui s’est accentuée sous l’administration Trump où l’ancien président américain a nourri des relations conflictuelles avec ses voisins et parfois partenaires stratégiques, important sa “guerre commerciale” contre la Chine dans les relations USA-Amérique latine.

D’autre part, parce que les Etats-Unis ne représentent plus un modèle démocratique et économique pour de nombreux pays de la région. La politique de sanctions économiques appliquées au Venezuela ou à Cuba n’a pas porté ses fruits. Et alors que Joe Biden avait décidé d’exclure ces pays ainsi que le Nicaragua du Sommet des Amériques qui s’est tenu à Los Angeles en juin dernier, les autres pays de la région ont exprimé leur mécontentement et le Mexique a même boycotté le Sommet. En réalité, les Etats-Unis n’ont plus la légitimité pour se présenter en tant que défenseur de la démocratie dans la région, d’autant plus après l’insurrection au Capitole en janvier 2021.

De plus, face au désintérêt des Etats-Unis, beaucoup de pays latinos ont renforcé leurs liens avec la Chine, un pays enclin à investir des sommes importantes sans s’immiscer outre mesure dans la gouvernance des Etats. A tel point que la Chine est désormais le premier ou deuxième partenaire commercial de la plupart des pays latino-américains. Une situation difficile à rattraper et qui constitue un défi majeur pour l’administration américaine. Enfin, la guerre entre la Russie et l’Ukraine agit comme un facteur de polarisation dans la région et complique encore plus les relations avec le Venezuela, Cuba et le Nicaragua.

 

Conclusion

Les pays latino-américains ont pris leurs distances avec les Etats-Unis et l’élection de Gustavo Petro en Colombie en est la preuve. La réconciliation que souhaitait amorcer Joe Biden dans la région doit passer par un agenda commun, fédérateur sans être contraignant et focalisé sur des thématiques qui dépassent les clivages politiques, en premier lieu la protection de l’environnement. La diplomatie américaine doit pour cela revoir la façon dont elle envisage ses relations avec les pays latino-américains. La région n’est plus aussi unifiée qu’elle ne l’a été et même si Joe Biden a pris acte de cette situation, les relations interrégionales semblent pour l’instant toujours s’inscrire dans un rapport de force et un certain désintérêt de la part de Washington. Si les Etats-Unis veulent garder un leadership dans la région, Washington doit proposer aux pays latino-américains un agenda qui respecte la souveraineté de chaque pays et n’implique pas de positionnement politique ni de contraintes économiques. La perspective de l’élection de Lula en octobre au Brésil, qui confirmerait alors un tournant à gauche en Amérique latine, pourrait être l’occasion pour Joe Biden d’amorcer cette transition.

 

Les propos tenus dans cet article n'engage pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.