Depuis le début de la crise ukrainienne en 2013-2014, la Russie et la Chine voient leurs relations s’approfondir rapidement, sur fond de tensions avec l’Occident. Qu’en est-il réellement ? Derrière une alliance de façade, les intérêts de ces deux puissances ne sont pas systématiquement alignés et leur rapprochement pourrait connaître un coup d’arrêt inattendu.
Une relation asymétrique
La convergence entre ces deux géants (eur)asiatiques est souvent perçue en Occident comme une alliance autoritaire s’opposant de manière systématique aux démocraties libérales. Au sein du Conseil de Sécurité des Nations unies, les positions russes et chinoises s’alignent progressivement, au point de créer un contre-modèle autoritaire qui s’exporte au Moyen-Orient, en Afrique, en Europe. Cet alignement grandissant se manifeste également par une multiplication d’exercices militaires conjoints. Un exemple : « Vostok 2018 » près de la frontière mongole, démonstration de force inédite depuis la fin de la Guerre froide. Le message envoyé à Washington et ses alliés est clair.
La relation russo-chinoise est néanmoins plus fragile qu’il n’y paraît, en raison de son caractère profondément asymétrique. La Russie est fragilisée par son déclin démographique, comme sa dépendance économique aux hydrocarbures et aux matières premières. Le pays souhaite développer le potentiel économique de l’est de son territoire, mais redoute de trop dépendre des investissements chinois en Sibérie. Une situation qui pourrait conduire à une sinisation de facto de ces régions, alors que 80 % de la population vit dans la partie européenne. Il demeure donc crucial pour Moscou d’entretenir une certaine indépendance en matière de politique étrangère, et de diversifier ses relations économiques. Cette ambition pourrait générer des tensions avec Pékin.
Le projet chinois des Nouvelles Routes de la Soie (BRI, Belt and Road Initiative) représente ainsi à la fois une menace et une opportunité économiques pour Moscou. La position géographique de la Russie, ses ressources naturelles et son territoire immense en font un acteur majeur et incontournable du projet. Mais le caractère sino-centré de la BRI pourrait confirmer les craintes russes face au risque de vassalisation. Le volet arctique du projet pourrait notamment être source de tensions. Car la Russie ne cache pas son intention de développer le passage du Nord-Est, comme alternative au canal de Suez. Aujourd’hui membre observateur du Conseil de l’Arctique, la Chine souhaite quant à elle s’affirmer comme un pays « quasi-arctique ». Elle mise pour cela sur une politique d’investissements ambitieuse, notamment au Groenland, et en Russie. Entre souveraineté maritime russe et intérêts commerciaux chinois, la route commerciale arctique pourrait devenir l’objet de tensions.
Complémentarité ou rivalité économique en Asie centrale ?
C’est en 2013 que Xi Jinping, nouveau Président chinois, a annoncé la Belt and Road Initiative à Astana (Noursoultan), capitale du Kazakhstan, un choix hautement symbolique. La Russie intègre en effet l’Asie centrale dans sa sphère d’influence. Ces cinq anciennes républiques soviétiques, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Turkménistan et Tadjikistan, entretiennent d’ailleurs des relations militaires, économiques et culturelles étroites avec Moscou. Elles sont néanmoins de plus en plus tentées par les investissements chinois, massifs, dans des projets d’extraction minière et d’infrastructures.
Face à ces projets chinois et aux initiatives européennes vers l’Est, La Russie a annoncé en 2015 la création de l’Union économique eurasiatique (UEE), avec la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Arménie. Pour le Kremlin, l’enjeu est économique comme culturel. D’importantes minorités russophones vivent en effet dans ces pays, notamment au Kazakhstan où elles représentent environ 20 % de la population. En outre, le russe demeure une langue officielle au Kazakhstan, au Kirghizistan et en Biélorussie. Le Kremlin entend dès lors jouer sur cette dimension ethnolinguistique pour préserver une influence politique au sein de son étranger proche. Ce fut le cas lors la crise ukrainienne.
Xi Jinping et Vladimir Poutine ont rappelé à plusieurs reprises le caractère complémentaire de l’UEE et de la BRI, afin d’entretenir un front uni. Néanmoins l’appartenance à l’un ou l’autre de ces projets pourrait renforcer la satellisation des républiques d’Asie centrale. Depuis l’implosion de l’Union soviétique en 1991 et l’ascension économique chinoise, la présence économique russe n’a cessé d’y décroître, au profit de la Chine. Cette dernière a même longtemps été vue comme un contrepoids à l’influence russe, ce qui peut en partie expliquer les hésitations de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan à rejoindre l’UEE.
Or le phénomène inverse semble aujourd’hui se produire, alors que la Chine est devenue une puissance mondiale et la Russie une puissance économique moyenne. Le risque de tomber dans le « piège de la dette » chinois est grand en Asie centrale. La région est également confrontée à un risque majeur de primarisation de son économie, face aux besoins en matières premières croissants de la Chine. En outre, les projets miniers ne génèrent que peu de retombées locales en termes économiques et d’emploi. Un phénomène qui accentue une sinophobie persistante au sein de la région.
Une coopération sécuritaire limitée sur fond d’objectifs stratégiques divergents
La Russie et la Chine approfondissent leur coopération en matière sécuritaire, dans la lutte contre le terrorisme international et le séparatisme. Ces objectifs sont portés par l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), créée en 1996, avec la Chine, la Russie, les républiques d’Asie centrale, l’Inde, le Pakistan et plusieurs États observateurs.
Face aux crises régionales (Cachemire, Afghanistan, etc.), les autorités russes et chinoises craignent une coagulation de différents mouvements islamistes locaux (Mouvement islamique du Turkestan, talibans, groupes cachemiris, etc.), voire une récupération par des groupes terroristes internationaux, Daesh ou Al-Qaïda. Les nombreux ressortissants d’Asie centrale allés combattre dans les rangs de Daesh en Syrie et en Irak inquiètent Russes et Chinois, et laissent craindre une future instabilité de la région.
Bien qu’en partie instrumentalisées, ces craintes ne sont pas sans fondement. En 2016, l’attentat contre l’ambassade chinoise à Bichkek, au Kirghizistan, a été commis par un Ouïgour originaire du Xinjiang, avec l’appui de la branche syrienne d’Al-Qaïda. En 2017, l’attentat du métro de Saint-Pétersbourg a été le fait d’un Ouzbèke de nationalité kirghize, de retour d’un camp d’entraînement de Daesh en Syrie. En 2018, une attaque contre des touristes occidentaux au Tadjikistan a été revendiquée par Daesh. Implanté en Afghanistan depuis 2015, Daesh a annoncé, en 2017, vouloir faire « couler des rivières de sang » en Chine, en réponse aux exactions des autorités dans le Xinjiang.
La lutte contre le terrorisme peut-elle néanmoins suffire à faire converger les objectifs stratégiques de Moscou et Pékin ? Forte de trois bases militaires au Kazakhstan, au Kirghizistan et au Tadjikistan, la Russie souhaite rester au cœur du jeu régional. La Chine quant à elle y mise principalement sur ses investissements économiques. Néanmoins l’ouverture d’une base militaire à Djibouti, en 2017, indique sa volonté croissante de projeter sa puissance hors de ses frontières afin de sécuriser ses intérêts économiques. Une militarisation chinoise de l’Asie centrale pourrait être vécue à Moscou comme une menace stratégique majeure.
Alignement stratégique impossible ?
L’adhésion à l’Organisation de Coopération de Shanghai, en 2017, de l’Inde et du Pakistan, rivaux historiques autour de la question cachemirie, empêche tout approfondissement stratégique de l’organisation.
La Chine entretient des relations étroites avec le Pakistan, notamment dans le cadre du corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), et du financement de nombreux projets d’infrastructures dont le port commercial de Gwadar. Inquiète à la perspective de se retrouver encerclée par des alliés de la Chine, l’Inde finance un port commercial concurrent, à Chabahar en Iran. En matière d'armement, le pays se tourne de manière accrue vers la Russie. New Delhi a conclu, en novembre 2019, un accord de 5 milliards de dollars avec Moscou, notamment pour des systèmes de défense antiaériens S400. Dans le même temps, les tensions territoriales et militaires entre la Chine et l’Inde s’accentuent, dans l’Aksai Chin au Tibet, sur le plateau du Doklam entre le Bhoutan, la Chine et l’Inde, et dans l’océan Indien. La Chine peut-elle accepter que son allié russe soit le premier fournisseur d’armements de son rival indien ?
Ces différents jeux stratégiques eurasiatiques limitent l’action de l’OCS à la seule coopération anti-terroriste, empêchant l’organisation de devenir une Otan asiatique. Jusqu’où la relation russo-chinoise peut-elle survivre à de telles divergences stratégiques ? La phase de rapprochement actuelle pourrait connaître un coup d’arrêt à moyen terme.
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