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La stratégie d’exportation des normes techniques chinoises

| Iliasse Chari, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

13 novembre 2020

« Qui fait la norme fait le marché » pensait Werner Von Siemens au XIXe siècle. Deux siècles plus tard, nous prenons toujours la pleine mesure de la force géopolitique que peuvent avoir les normes techniques, qui concernent tous les secteurs. La 5G en est un exemple actuel, qui suscite des rivalités géopolitiques et géoéconomiques. Sans être contraignant, ce type de norme énonce les caractéristiques spécifiques. Ces normes d’ailleurs, ne doivent pas être confondues avec les certifications et autres marquages de conformité. Elles sont le résultat de négociations internationales (avec l’International Standarization Organization - ISO), européennes (avec le Comité Européen de Normalisation - CEN) ou encore nationale, avec l’AFNOR pour la France.

La Chine, qui a longtemps revêtu le rôle d'observateur, a accru la diffusion de ses propres normes, sur le plan international. Le projet des nouvelles routes de la soie est vecteur de ce changement.

Pourquoi les routes de la soie accroissent-elles la diffusion des normes chinoises ?

Le projet des routes de la soie promeut la connectivité dans de nombreux secteurs d’activité à travers différents continents, en particulier l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Par ce biais, la Chine garantit l’exportation, à l’étranger, de ses normes techniques ou au moins assure leurs connectivités à celles d’autres États. L’expansion des normes chinoises favorise son impérialisme économique, ce qui contribue à façonner une nouvelle forme de mondialisation. S’il existe des normes volontaires - c’est à dire non obligatoires - celles-ci finissent quand même par devenir contraignantes : quand certains acteurs privés s’y conforment, les autres les imitent, sous peine de ne pas pouvoir intégrer un marché ou de se retrouver en position d’isolement. Cela entraîne une forte concurrence normative internationale.

En Chine, la production des normes relève d’une part de l’État et d’autre part des acteurs privés. Elles peuvent être mises en œuvre par des associations d’industriels ou relever d’entreprises. Au-delà de l’aspect privé, elles restent tout de même orientées par l’État. Nul n’ignore qu’en Chine, l’État a une forte emprise sur la sphère économique et dispose d’un contrôle sur ses champions nationaux, comme Huawei par exemple.

Le poids de ces champions dans la formulation des normes est tel qu’ils peuvent agir comme de véritables intermédiaires de l’État. Dans un premier temps, ces géants, en se conformant aux normes, harmonisent leur utilisation à l’intérieur du territoire chinois. Ensuite, leur puissance commerciale est telle qu’ils parviennent à les internationaliser, en exportant leurs produits à l’étranger.

Les normes les plus importantes sont celles qui ont une influence étatique. S’il existe en Chine plusieurs niveaux de normes, concentrons-nous ici sur celles décidées à l’échelon national. Celles-ci sont élaborées à la fois par des acteurs publics et privés. Cependant, leur encadrement, réalisé par la Standardization Administration of China - SAC, est chapeauté par la puissance publique : la SAC est une création du Conseil d’Etat Chinois, qui détermine in fine ses fonctions. L’influence étatique est donc explicite et assumée. Pour les secteurs stratégiques tels que l’énergie ou les technologies de l’information par exemple, les normes sont obligatoires. Pour les autres, elles sont volontaires ; et nous avons vu qu’elles n’avaient de volontaires que le nom. Le développement des géants économiques chinois dépend donc en grande partie de ces normes, et donc des choix de l’Etat.

Ces logiques se retrouvent dans le projet des routes de la soie qui, à travers l’expansion de la puissance chinoise et de ses champions, contribuent à sortir les normes étatiques des frontières de l’Empire du Milieu. Le projet entraîne ainsi une nouvelle forme de gouvernance. De même que Pékin est coutumière du soft power, elle l’est également de la soft law. En effet, lorsqu’il s’agit de créer de nouvelles règles internationales multilatérales par le biais de ses institutions, la Chine est tout à fait proactive.

Quelle place occupe la diplomatie chinoise dans les enceintes multilatérales créatrices de normes techniques ?

En 2012, la SAC, « représentante » chinois à l’ISO, occupait la cinquième place en termes de participation aux comités techniques de l’organisation internationale. Cette forte participation ne signifie pas que tous ses projets sont acceptés, mais cela démontre sa volonté grandissante d’accroître son influence, en étant force de propositions. Plus encore, en y participant, elle essaie de prouver sa légitimité internationale, ce qu'elle fait en acceptant les règles définies. A ce titre, le pays a plusieurs fois souligné l’importance de renforcer le multilatéralisme, dont elle souhaite diffuser sa propre vision au sein des organes internationaux. En outre, elle ne se prive pas de créer en parallèle ses institutions multilatérales, comme la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures - AIIB, par le biais de la soft law.

Dans le cadre du projet des routes de la soie, le multilatéralisme voulu par Pékin se construit par la multiplication des accords bilatéraux. Ces accords prennent la forme d’un Memorandum of Understanding - MoU ou d’un accord de partenariat, majoritairement destiné aux pays en voie de développement, et bien souvent moins précis que les MoU. Ces MoU ne sont pas juridiquement contraignants. Pourtant, on peut tout à fait envisager qu’ils serviront à l’interprétation des prochains accords bilatéraux de la Chine. En étudiant celui de l’Italie par exemple, on note que le développement de la connectivité et donc des discussions en matière de normes techniques, se feront au sein de l’AIIB et selon ses objectifs. Cette institution qui se veut multilatérale, et dont l’influence étatique chinoise ne fait pourtant aucun doute, participe au financement du projet des routes de la soie.

Bien que non juridiquement contraignants, ces MoU ou accords de partenariats ont également une signification politique forte. Chaque Etat qui adhère au projet des routes de la soie est une nouvelle victoire politique et diplomatique pour l’Empire du Milieu. Car en plus de son système, ce sont ses institutions qui sont acceptées et ainsi reconnues sur la scène mondiale.

La multiplication des accords bilatéraux au cœur de la stratégie internationale chinoise

En multipliant les accords bilatéraux, et donc l’internationalisation de ses normes, la Chine sécurise son influence sur la scène mondiale et s’offre une stratégie alternative au système multilatéral que l’on connaît actuellement, dans le cas où les institutions multilatérales n’iraient pas dans son sens. Cela s’illustre de manière frappante dans la manière dont Pékin exporte ses normes vers des États en voie de développement. La stratégie chinoise affichée officiellement est de permettre la diffusion de ces normes sans conditions. D’ailleurs, la Chine considère ces accords comme étant “gagnant-gagnant” : ces États pourront se doter en routes, en infrastructures, en ponts, en chemins de fers chinois, construits selon des normes techniques chinoises. L’entretien et tous les services connexes reposeront également sur des normes chinoises ou reconnues par des accords.

Au-delà de cet atout économique, c’est le problème du contrôle de ces infrastructures qui pourrait, à termes, interroger. Le risque serait que, dans un premier temps, seules les entreprises chinoises puissent répondre aux appels d’offres, et soient ainsi à même d’assurer l’interconnectivité de leurs produits et services à ceux nécessaires à l’élaboration des routes de la soie. Sur le long terme, si ces normes venaient à s’internationaliser et à devenir des références, il serait plus compliqué pour une entreprise étrangère d’intégrer le marché chinois. Ces dernières dépendraient des licences et autorisations chinoises d’un côté ; de l’autre, les entreprises chinoises seraient moins soumises aux demandes de licences et autorisations étrangères dans leurs exportations, et pourraient ainsi accroître leur puissance. Si cela se vérifie, l’influence normative de la Chine continuera de s’étendre et les instances multilatérales de normalisation verront leur influence réduite par le développement parallèle de cette normalisation technique.

Les routes de la soie : quelles adaptations pour la Chine et le reste du monde ?

Pour les institutions multilatérales se positionner sur l’élaboration de ces normes, et sur leur régulation semble une nécessité. En outre, on peut s’interroger sur les modalités de négociations décidées entre la Chine et ses partenaires.

Si la France et l’Allemagne n’ont pas signé de MoU, à la différence de l’Italie, il existe tout de même une plate-forme de connectivité entre l’Union Européenne et la Chine pour favoriser l’interconnectivité de ces deux partenaires. Ces outils de projection permettent d’encourager les négociations sans pour autant adhérer bilatéralement au projet des routes de la soie. Ainsi, l’UE dispose d’un levier pour créer davantage de réciprocité dans les négociations et dans l’octroi de bénéfices.

Les Etats-Unis, pour contourner ce projet de routes et offrir une autre alternative, ont de leur côté créé le réseau « Blue Dot network ». Le département des affaires étrangères et du commerce australien ainsi que la banque japonaise pour la coopération internationale s’y sont également joints. Il consiste principalement en la promotion d’investissements dans la réalisation d’infrastructures.

Enfin, la conformité de ces normes aux accords multilatéraux majeurs tels que l’accord sur les obstacles techniques au commerce de l’OMC doit être étudiée. L’utilisation de normes plus contraignantes que celles des institutions multilatérales doit être dûment justifiée.