Ambroise Fayolle est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et ancien élève de l’ENA. Il a été Directeur général de l’Agence France Trésor. Il est, depuis 2015, Vice-Président de la Banque Européenne d’Investissement - BEI, et depuis septembre 2020, chargé de l'action climatique et environnementale.
La BEI a opéré un basculement stratégique, avec sa décision de ne pas poursuivre ses soutiens financiers aux énergies fossiles d’ici fin 2021 et sa récente feuille de route « Banque du Climat ».
Il faut tout d’abord souligner que le climat a toujours fait partie des priorités européennes d’investissement. La première obligation verte au monde a été émise en 2007 par la BEI - une démarche considérée à l’époque comme audacieuse. La BEI a toujours affiché plusieurs priorités d’investissement : l’innovation, les infrastructures, les PME et l’environnement. Mais la lutte contre le changement climatique était, avec la cohésion entre les régions européennes, la seule priorité pour laquelle nous avions un objectif minimal chiffré d’investissement annuel, fixé par le Conseil d’administration. Depuis 2013, celui-ci est de 25 % minimum pour l'action climatique. En novembre 2019, la BEI s'est engagée à augmenter ce seuil, en combinaison avec l'action environnementale, à 50 % minimum à l'horizon 2025.
Avec l’Accord de Paris sur le Climat, le rythme s’est ensuite accéléré. Deux décisions ont marqué l’action de la BEI : en 2019 d’abord, lorsque la BEI a révisé sa politique énergétique en excluant les financements accordés aux énergies fossiles. Fin 2020 ensuite, lorsque la BEI a présenté sa feuille de route « Banque du climat », passée en première lecture au Conseil d’administration et adoptée à l’unanimité par les États membres, témoignant de la prise de conscience parmi les gouvernements et les opinions publiques européennes de l'urgence climatique et environnementale. Cette stratégie climatique comporte un volet quantitatif, avec un objectif minimal d’investissement climatique qui passe de 25 à 50 % minimum du total des investissements d’ici 2025, en y ajoutant les autres dimensions environnementales ; et un volet qualitatif, avec l’adoption d’un critère transversal d’octroi des financements devant être alignés sur les objectifs de l’Accord de Paris dès 2021.
Cependant, même si la BEI se transforme en banque du climat, elle reste chargée par les dirigeants européens de mettre en œuvre les projets d’investissement de l’UE pour les 50 % restants de l’enveloppe de financement. Ainsi, elle doit poursuivre en parallèle ses soutiens à des secteurs clés, comme la santé ou les PME.
Que signifie concrètement le fait d’être aligné avec les objectifs de Paris, comme vous le revendiquez ?
Dans ce contexte que nous venons d’évoquer, la BEI est confrontée à la question suivante : comment gérer la part restante de son portefeuille d'investissement s’ils entrent en conflit avec les objectifs climatiques que l’UE a adoptés ? C’est ce que signifie pour la BEI d’être alignée sur les objectifs de l’Accord de Paris : nous renoncerons au financement de projets s’ils ont un impact négatif sur le climat, en respectant le principe consistant à ne pas causer de préjudice important (« do not significant harm » en anglais). Pour ce faire, nous nous fonderons sur l’exercice de classification, afin d'établir « une taxonomie », en cours à la Commission européenne pour identifier les actifs verts. C’est un chantier considérable, qui conduira à l’augmentation des volumes de notre action.
Nous devons enfin garder à l’esprit que la transition énergétique doit être juste pour tous, et soutenir les pays qui rencontrent plus de contraintes à réduire leur dépendance aux combustibles fossiles pour leurs besoins en énergie. La Pologne a, par exemple, une stratégie ambitieuse en matière climatique malgré les difficultés qu’elle rencontre.
Est-ce le point de départ d’une stratégie d’ampleur à l’horizon 10 ans ou 20 ans ?
Notre horizon pour cette politique a été fixé à 5 ans par le Conseil d’administration de la BEI. Passé ce délai, nous devrons revoir notre action. Malgré cela, notre feuille de route se veut dynamique, avec l'engagement de réexaminer chaque année la rentabilité économique des projets en fonction de l’évolution du prix du carbone.
Toutefois, nous réfléchissons plus largement à horizon de 30 ans, parallèlement à l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 fixé par la Commission européenne.
Avec la pandémie de COVID-19, nous avons appris que des mesures devaient être prises pour réduire les risques, et que celles-ci devaient être mises en œuvre suffisamment tôt. Le changement climatique peut être aussi pensé sous ce prisme : plus notre réaction est tardive, et plus la barre est difficile à redresser.
Malgré ses engagements, notamment l’arrêt d’ici 2022 des financements accordés à l’expansion des aéroports, la BEI poursuit ses financements d’infrastructures polluantes, parmi lesquels le secteur routier et les projets gaziers. Quel équilibre proposez-vous entre le soutien aux investissements et la nécessité de changer de manière durable les modèles économiques ?
Le débat sur le gaz est derrière nous. Nous arrêtons en effet le financement des projets gaziers, à l’exception de ceux qui représentent un intérêt européen et qui sont souhaités par la Commission, comme ceux pour lesquels la BEI s’était engagée avant fin 2019 et qui seront présentés au Conseil d’administration avant fin 2021. Nous n’acceptons cependant plus de nouveaux projets gaziers à l’heure actuelle, sauf s'ils comportent des mesures importantes de capture et de stockage de carbone. Ainsi, d'une manière générale, le financement des projets reposant sur l’énergie fossile est derrière nous.
Concernant les routes et les infrastructures de transports, la question est différente. Dans le cadre des échanges avec la société civile que nous avons initiés avec la consultation publique sur la feuille de route climat, la BEI a pu débattre du sujet et défendre sa vision d’un nécessaire bilan coûts-avantages en matière environnementale. Si la densité d’urbanisation est élevée, le financement routier n’est en effet pas cohérent. En revanche, dans des zones à densité faible, interrogeons-nous sur le bien-fondé d’une situation qui resterait figée par absence de financement. En outre, si le marché automobile évolue et que 95 % des voitures deviennent à l’avenir des véhicules à faible consommation carbone, le sujet des routes ne sera plus le même pour le climat. En tout état de cause, nous relions ce débat à l’évolution du prix du carbone, qui nous sert dans l’analyse économique de nos projets d’investissement, en intégrant une très forte hausse, afin que la BEI finance des projets routiers qui puissent contribuer aux objectifs de l’Accord de Paris.
Pour l’aéronautique, la perspective d’avions verts est plus éloignée. Mais nous poursuivons le financement de projets de rénovation des aéroports de manière à ce qu’ils soient plus sûrs ou plus résilients, comme l’aéroport de Saint-Denis de la Réunion où des digues ont été installées pour le protéger des intempéries extrêmes. Cependant, nous reconnaissons que les extensions ne sont plus cohérentes avec notre stratégie climat, et nous avons arrêté l’instruction de ce type de projets.
Notre position est donc à la fois très ambitieuse dans ses objectifs, et réaliste dans sa mise en œuvre.
Est-il possible d’envisager une démarche véritablement européenne, lorsque les industries des différents États membres sont en concurrence entre elles, parfois appuyées par leurs gouvernements ?
Notre souci au niveau européen est de soutenir l’innovation, notamment en matière climatique, qui sera fondamentale pour atteindre les objectifs de Paris. Nous savons aujourd’hui que si nous souhaitons atteindre la neutralité carbone en 2050, nous devrons mettre en place des innovations qui n’existent pas encore, alors même que nous accusons un retard dans la Recherche & Développement par rapport aux États-Unis ou à la Chine. L’innovation nous permettra à la fois de remplir les objectifs des politiques climatique et industrielle de l’Union, mais elle est également pourvoyeuse d’emplois.
En même temps, il faut garder à l’esprit que la transition doit être juste, notamment dans les régions en reconversion. Notre rôle est d’accompagner voire de mettre en place des projets pour améliorer la compétitivité et soutenir l’innovation, plutôt que de céder à la tentation d’une concurrence stérile. C’est le sens par exemple du soutien apporté par la BEI à deux usines de batteries électriques polonaises, ou au projet Northvolt en Suède. Nous voyons donc l’innovation comme une nécessité pour atteindre nos objectifs, et un moyen d’améliorer la compétitivité et l’autonomie stratégique européenne.
La Commission européenne a dévoilé en 2020 sa stratégie de finance durable renouvelée. Quelles en sont ou devraient être selon vous les grandes priorités en la matière ?
Selon moi, les décisions phares de la Commission en matière durable sont d’abord le Green Deal, repris et amplifié par le Parlement européen, qui témoigne de la dynamique positive à l’œuvre sur ces sujets dans l’UE. Ce sont ensuite les mesures de soutien à l’économie, et particulièrement aux PME - pour lesquelles la BEI a consacré énormément de moyens financiers - dans un contexte de pandémie.
En comparaison, la réaction européenne avait été beaucoup moins rapide et efficace lors de la crise financière de 2007-2008, alors que nous avons désormais adopté l’idée que la relance devait être verte. Cela s’est traduit par des décisions très concrètes, comme l’objectif d’émission d’obligations vertes ou le fait que 30 % des dépenses du plan de relance soient directement attribuées à la lutte contre le réchauffement climatique.
En matière de finance durable, il est surtout important d’avoir un langage commun, une « une taxonomie », pour définir ce qui est vert et ce qui ne l’est pas. Nous contribuons aux travaux de la Commission dans ce domaine, via l’expertise que nous avons apportée aux différents groupes d’experts mis en place par la conseiller et maintenant aux Plateformes européenne et internationale sur la finance durable.
Le standard européen pour les obligations vertes est un autre élément crucial de la stratégie de finance durable de la Commission. La BEI est pionnière en matière de transparence et de redevabilité liées à l’émission de ses obligations vertes. Nos équipes ont d'ailleurs récemment été primées pour leurs contributions au développement de ce marché. La BEI était, comme je le disais, la première à émettre une obligation verte, en 2007, et reste un des plus gros émetteurs d’obligations vertes à ce jour.
Enfin, l'intégration de la durabilité dans la gestion des risques, tant au niveau des projets que des contreparties, est également fondamentale, ainsi que le besoin de favoriser la transparence et le long terme, notamment à travers la divulgation par les institutions financières de leur exposition aux risques liés au climat telle que stipulée par les recommandations de la « Task Force on Climate-related Financial Disclosures ».
Lors de son discours sur l’état de l’Union en septembre 2020, la présidente de la Commission européenne a annoncé un programme d’émission d’obligations vertes de 225 milliards d’euros.
Concernant les obligations vertes, il est nécessaire de trouver la juste combinaison entre le fait de financer des projets verts, et le fait de s’assurer qu’ils le sont vraiment. Pour crédibiliser les émissions vertes, la BEI a mis en place plusieurs dispositifs de suivi des projets financés, reposant sur des règles précises, ainsi que sur des standards partagés avec les autres banques de développement multilatérales. Ces projets doivent par ailleurs faire l’objet d’audits annuels, assurés par des organismes externes.
En parallèle, la BEI a adopté une approche inédite sur le sujet, en coopération avec le gestionnaire d’actifs Amundi. Nous sommes partis du constat que, si les enjeux climatiques sont présents partout dans le monde, la majorité des émissions vertes sont concentrées dans les pays développés. Nous avons donc débloqué un budget de quelques centaines de millions d’euros, pour acheter des obligations vertes conformes à nos standards dans les pays émergents et les pays en développement.
Notre stratégie repose sur l’exemplarité, en espérant que nos pratiques entraînent le développement de nouveaux projets. Nous souhaitons que cette enveloppe attire de nouveaux investisseurs, déclenchant à leur tour de nouvelles démarches chez les émetteurs dans les obligations vertes et la RSE. Nous faisons preuve d’optimisme, car des changements sont déjà décelables chez les investisseurs, et peuvent provoquer une accélération des moyens accordés à la lutte contre le changement climatique.
Les institutions publiques doivent-elles contraindre davantage les acteurs du marché ?
Ma conviction est que les acteurs publics ont pris des mesures témoignant d’un engagement réel en faveur de l’environnement. Les autorités font preuve d’une détermination à aller de l’avant, répondant à un souhait des citoyens en ce sens.
Les projets réunissant toutes les parties prenantes (acteurs financiers, industriels, société civile, institutions publiques, etc.) pour réfléchir collectivement à l’avenir sont prometteurs. Au niveau européen par exemple, c’est le cas de l’Alliance des batteries ou de l’Alliance de l’hydrogène, un sujet porteur qui a besoin de soutien public. En tout état de cause, la parole et la discussion font prendre conscience des contraintes des autres, et m'apparaissent comme une méthode plus efficace que l’instauration de mesures restrictives.
L’investissement socialement responsable a-t-il autant d’impact que certains lui prêtent pour lutter contre le changement climatique ? Que pensez-vous des labels green des fonds d’investissement ?
La question cruciale de la crédibilité des fonds verts repose sur les standards adoptés et le contrôle qui en est effectué. J’ai une confiance totale dans les capacités et la raison d’être des fonds que nous finançons. Il existe un réel intérêt des investisseurs, et je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’un effet de mode. La BEI finance d’ailleurs déjà de nombreux fonds d’investissement verts, notamment en France. La filiale de la BEI, le FEI - Fonds Européen d’Investissement, finance également des fonds. Il a récemment appuyé un fonds qui a lui-même soutenu le projet intéressant de recyclage des déchets et des invendus de la start-up Phenix.
L’aspect social de l’investissement est en plein essor, car la composante « S » des critères ESG - Environnemental, Social et Gouvernance - est également très importante, et deviendra tout aussi intéressante pour les investisseurs que les obligations vertes. Ce mouvement s’inscrit bien dans l’idée d’une transition juste, et nous prenons un risque à ne pas avancer collectivement sur ces sujets.
In fine, ce basculement permet-il d’être optimiste quant à un « verdissement de la politique monétaire », tel que souhaité par la présidente de la BCE Christine Lagarde ?
Nous pouvons faire preuve d’optimisme quant à un changement rapide, et ce du fait de deux facteurs. Le premier, c’est la détermination de certains banquiers centraux, et notamment la volonté remarquable de la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde, à inclure la lutte contre le changement climatique comme sujet majeur des banques centrales. Le second réside dans le débat actuel, bien qu’encore peu connu, sur la prise en compte adéquate du risque climatique dans la finance.
Ces réflexions auront des conséquences multiples, entre autres sur les notations des institutions financières ou le calcul des ratios bancaires. Ce mouvement de fond va s’amplifier dans les prochaines années.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Laure Carrel, Fellow de l'Institut Open Diplomacy, est spécialiste de la finance responsable.