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La ville durable : les dessous d’un horizon urbain idéal

| Aude Carpentier, Fellow de l’Institut Open Diplomacy

30 octobre 2020

Plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui en ville. Concomitant à d’autres phénomènes, la littoralisation, la métropolisation, le fait urbain est un phénomène irréversible avec lequel il faut composer pour parvenir aux objectifs de développement durable (ODD) comme la lutte contre la faim, la pauvreté ou encore l’accès à l’eau potable et un environnement sain.

La ville, objet géographique et réalité tangible que nous pouvons pour la plupart d’entre nous observer depuis la fenêtre, est aussi un objet éminemment politique. En France, la « politique de la ville » renvoie à des problématiques sociétales bien au-delà de la réhabilitation du bâti dégradé des grands ensembles : inclusion sociale, lutte contre le chômage, politique d’intégration et lutte contre les communautarismes. Les manifestations de 2019 à Hong Kong ont illustré comment certains quartiers peuvent devenir des bombes à retardement pour le système politique ou économique d’un pays. S’ils sont bloqués comme le quartier Admiralty, place financière proche du quartier général du gouvernement, c’est le coeur économique de la ville qui s’arrête.

Loin des gratte-ciels de béton et de verre de Manhattan qui constituaient la toile de fond d’un capitalisme triomphant au 20e siècle, et alors que le 31 octobre est la journée internationale des villes, le futur de la ville s’inscrit à l’heure du changement climatique et de la Covid-19. À l’échelle mondiale, les villes concentrent plus de 70 % des émissions de CO2.

Mais comment construire un discours universel sur la ville, quand celle-ci arbore des morphologies aussi distinctes que la topographie marquée de San Francisco ou les grandes plaines pékinoises ? Qu’elle reflète des niveaux de vie et de planification aussi inégaux à Singapour et à Lomé ? Qu’elle compte plus de 130 millions d’âmes à Mexico et à peine 400 000 à Florence, ancienne cité de la Renaissance ?

La ville durable : un nouveau référentiel pour les instances internationales

Au sein des Nations unies, c’est UN-Habitat qui porte l’agenda du développement urbain durable. Autre organisation influente, le C40 cities rassemble les 94 plus grandes métropoles mondiales pour faire circuler les bonnes pratiques de lutte contre le changement climatique. Ainsi, les maires deviennent des acteurs de premier plan, prolongeant l’action ou faisant face à l’incurie des pouvoirs publics. Alors que Donald Trump annonçait en 2017 le retrait des États-Unis de l’accord de Paris, plusieurs villes américaines à l’instar de New York ont poursuivi leurs engagements de réduction des émissions de carbone. À ces réseaux de villes et de territoires dont les regards convergent quant à l’appréhension de risques communs comme la montée des eaux, s’ajoutent des organisations non gouvernementales plus spécifiques telle que l’Union internationale des architectes.

Ces cénacles produisent des référentiels sur la ville et l’habitat durable et promeuvent des grands principes phares du développement urbain durable. Vivre ensemble et inclusivité, compacité et densité maîtrisée, mobilité douce, utilisation des matériaux locaux dans la construction, sobriété énergétique et recyclage des déchets, gestion intégrée des ressources en eau ou encore association de la population à la fabrique de la ville. Ces grands principes recouvrent peu ou prou les ODD.

À l’échelle française, ils sont condensés dans un label écoquartier, donné aux collectivités dont les quartiers respectent les 20 engagements définis dans la charte éponyme en matière de gouvernance et processus, de cadre de vie, de développement territorial, d’environnement et climat.

Un concept à contextualiser pour le rendre opérationnel et adéquat à chaque territoire

Les acteurs institutionnels, multiples, se veulent porteurs d’une vision uniformisée de la ville idéale, et donc durable - en Europe en tout cas. Comme pour des enfants à qui on demanderait de dessiner la ville, une unicité se dégage : les maisons accolées les unes aux autres renvoient à la densité quand les cafés, voitures, passants, enseignes commerçantes dessinés pêle-mêle posent le cadre d’une intensité urbaine présente dans toute ville qui se respecte. Aussi lisse et plaisant que le dessin d’un enfant, ce modèle de ville unique comporte comme tout archétype des écueils qu’il faut reconnaître et tenter d’infléchir.

Si la ville durable constitue aujourd’hui un concept bien défini, il doit être adapté et approprié par les territoires. En Outre-mer, certains engagements comme l’utilisation d'éco-matériaux sont difficilement applicables. La Guyane, recouverte à 95 % de forêts, n’a pas encore développé les filières qui permettraient d’utiliser le bois local dans ses constructions. Des principes de prime abord très opérationnels sont difficilement applicables partout, et au même rythme. Climat et manière d’habiter varient sous toutes les latitudes. Copier certains modèles sans les adapter revient à créer des architectures hors-sol comme celles des quartiers d’affaires au tournant des années 90 : tours de verre et de béton ont recouvert des villes comme Mumbai où la chaleur rend ces espaces intérieurs invivables sans climatisation.

Faiseurs de ville : faiseurs de bien commun ?

Si le modèle de ville durable doit être contextualisé, il doit aussi faire face à des tentatives de récupération ou de greenwashing. Si on ne devait retenir qu’un grand principe, ce serait celui de limitation de l’étalement urbain : construire la ville sur la ville en investissant les dents creuses ou les hauteurs. A Paris, les projets de surélévations se multiplient. De ce point de vue l’attitude des dirigeants du C40 cities apparaît schizophrène : ce sont les mêmes maires qui d’un côté s’engagent en faveur du développement urbain durable et de l’autre cherchent à tout prix à organiser les Jeux olympiques, afin de bénéficier de leurs retombées économiques. Malgré des engagements répétés du Comité olympique, il est difficile de justifier cet étalage de nouveaux équipements qui bien souvent tombent en désuétude après.

Autre écueil de la ville durable, celle-ci ne peut pas se faire sans les autres acteurs de la fabrique de la ville. L’aménagement durable d’une ville dépend de son appropriation par ses habitants et ses usagers. Les maires disposent de nombreux outils comme les budgets participatifs. Dans les pays démocratiques, les habitants peuvent mobiliser une palette d’outils variés (comités de quartier, collectifs, associations) pour peser sur la programmation de leur quartier voire bloquer des projets urbains pour le meilleur ou pour le pire. Le Mouvement Not In My Back Yard (NIMBY), littéralement “pas dans mon arrière cour” entend contrecarrer des projets locaux d’infrastructures ou de logements. En réalité, la fabrique de la ville reste pour l’essentiel l’apanage des promoteurs et les investisseurs de l’immobilier.

Tant que l’on parlera de produits immobiliers plus que de cadre de vie ou d’architecture dans de grands salons comme le MIPIM - Marché international des professionnels de l'immobilier, la ville durable sera ballottée au gré des opportunités foncières, politiques et financières. La ville et l’immobilier ont toujours été une source majeure de profits, voire de corruption : la ville durable fait surgir la question de la durabilité dans cette équation.