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Regarder en arrière pour aller de l'avant : vingt années de guerre contre la terreur

| Anne Kraatz

10 septembre 2021

Pour la première fois de leur histoire, les États-Unis s’interrogent sur leur passé autant, sinon plus, que sur leur avenir. Les attentats du 11 septembre 2001 ont porté le coup de grâce à une certaine idée de l’Amérique, non seulement aux États-Unis mais dans le monde. Si la débandade afghane n’est pas la seule cause de cet état d’introspection, elle en est le symbole. Les meilleurs esprits de tous les pays, alliés ou adversaires des États-Unis, se posent aujourd’hui la question de la pertinence des réponses apportées à l’époque à cet événement tragique, qui a entraîné la mort de  trois mille trois cent soixante-quatorze Américains ainsi que, directement ou indirectement, celle de plusieurs centaines de milliers de personnes dans les pays subséquemment impliqués dans la « war on terror » qui a suivi. 

La sémantique de la terreur 

Il n’est peut-être pas inutile de se pencher un instant sur la sémantique. « Guerre contre la terreur » n’est pas l’exact synonyme de « guerre contre le terrorisme », loin s’en faut, même si combattre le terrorisme en est l’objectif. En effet, le mot « terreur » évoque une incapacité à se défendre contre un sentiment de peur panique, une réalisation que les formes habituelles de protection de soi et des autres sont devenues inopérantes, que les structures gouvernant une société se sont effondrées et que l’on reste seul et entièrement démuni devant une force insaisissable car sans matérialité reconnaissable. Pour faire face au drame du 11 septembre 2001, la première obligation des dirigeants était donc d’assigner une matérialité à la terreur, de lui donner un adjectif, et de lui trouver un lieu où elle pouvait être combattue. L’adjectif « terroriste » était tout trouvé et s’appliquait aussi bien sous forme de substantif, aux personnes qui auraient perpétré la terreur, qu’au lieu d’où cette terreur était originaire, puisque la personne à l’origine des attentats, bien que citoyenne de l’Arabie Saoudite, se trouvait alors en Afghanistan. Ces deux mots, « terreur » et « terroriste », ont été porteurs d’une symbolique suffisamment forte pour faire accepter au monde la légitimité d’une intervention armée.   

« Guerre choisie » et croisade anti-terroriste 

Or, la capture d’Oussama Ben Laden n’eut lieu ni immédiatement, ni en Afghanistan. Plutôt que de retirer leurs troupes du pays, les États-Unis transformèrent d’abord la guerre en Afghanistan en une guerre contre la « terreur » exercée par les talibans, terreur bien documentée au demeurant, sur les habitants et surtout les habitantes de ce pays. L’occupation de l’Afghanistan ayant été rapidement mise en place, notamment avec l’aide des combattants du commandant Massoud de la Ligue du Nord, il fallait un autre lieu auquel s’attaquer. En effet, durant les années qui suivirent le drame de 2001, le climat de « terreur » demeurait très présent au sein des sociétés américaine et occidentale. De plus, la victoire remportée sur les talibans ne satisfaisait ni les militaires ni les autorités civiles américains, dans la mesure où elle n’avait pas réussi à capturer Ben Laden. La décision d’envahir l’Irak de Saddam Hussein prit place dans ce contexte, sous le prétexte de la possession d’armes de destruction massive, unanimement reconnu comme mensonger. Rapidement, en l’absence de découvertes de ces prétendues armes de destruction massive, la raison d’être de cette « guerre choisie » devint celle de renverser le régime dictatorial de Saddam Hussein et d’établir une démocratie opérationnelle en Irak. Chacun connaît la suite, faite d’erreurs sanglantes et de quelques succès indéniables pour les populations concernées. 

Le rééquilibrage des dynamiques d’influence globale 

Pendant ce temps-là, certains régimes adversaires des États-Unis, notamment l’Iran, avaient mis de côté leurs griefs pour essayer eux aussi de combattre la « terreur » et avaient rendu aux États-Unis quelques services en matière de renseignement stratégique. Ils s’aperçurent bien vite que cela ne leur servirait en rien, dans la mesure où l’opinion publique occidentale les avait relégués pour toujours dans le camp des « terroristes », avec, il faut bien le dire, une légitimité que la suite des événements n’a certes pas contredite. Mais deux pays en particulier, la Russie et la Chine, se rendirent rapidement compte des opportunités que présentaient pour eux l’engagement, voire l’enlisement, des forces armées américaines dans ces guerres contre la terreur et guerres choisies.  Depuis la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours, les guerres d’une grande puissance, même victorieuses, ont toujours constitué un terrain fertile pour son affaiblissement par des forces hostiles plus ou moins lointaines géographiquement. C’est bien ce qui s’est passé alors, même si la « terreur » et le terrorisme se sont exercés depuis non pas tant au sein des États-Unis mais à ses marges alliées (l’un des exemples récents les plus tragiques, parmi d’autres, est celui de l’attentat du Bataclan à Paris le 13 Novembre 2015). Indépendamment de ces attentats cependant, la leçon géopolitique que ces adversaires en retirèrent fut que le mythe de la suprématie totale des États-Unis sur le reste du monde, proclamée par Madeleine Albright et John Kerry par la célèbre formule de « la nation indispensable » et la prédiction de la fin de l’Histoire de Francis Fukuyama, n’était plus d’actualité.   

À l’aube des reconfigurations stratégiques 

Est-ce à dire que les États-Unis sont en train de devenir une puissance parmi d’autres ? Non, car la puissance militaire et économique américaine reste inégalée. Non, parce que la puissance du soft power américain reste tout autant sans pareil dans la mesure où il a depuis longtemps été assimilé par de nombreuses sociétés, hors des seules puissances occidentales. Cependant, l’Amérique s’aperçoit que cette acceptation universelle de certains modes de vie de ce soft power n’implique pas forcément une adhésion aux principes démocratiques qui sont les siens. Plus encore, ces modes de vie peuvent très bien s’accommoder d’une cohabitation journalière avec des mœurs, des coutumes et des lois qui devraient leur être antithétiques. Dans ces conditions, cette homogénéisation des modèles permet aux adversaires des États-Unis et de leurs alliés de recourir aux mêmes outils technologiques et mécanismes discursifs afin de mieux les combattre ou du moins rivaliser avec eux. C’est notamment le cas de la Russie et de la Chine. Il faudra donc que les occidentaux, et singulièrement les membres de l’OTAN, prennent en considération ces nouvelles donnes sociétales pour bâtir une stratégie géopolitique susceptible d’être efficace face à des adversaires qui maîtrisent les codes et les rouages institutionnels internationaux.  

Devant l’inévitabilité d’une reconfiguration de la puissance occidentale, sinon militaire, du moins géopolitique et même économique, la solution, non pas pour garder ce pouvoir intact mais pour pouvoir continuer à l’utiliser le cas échéant, ne résiderait-elle pas dans l’acquisition d’une intelligence culturelle, dont l’importance n’est pas toujours reconnue comme elle devrait l’être ? Pour cela, l’intelligence artificielle ne pourra être que d’un secours accessoire. Certes, elle permettra sans doute de gagner du temps en favorisant l’analyse de données. Mais qui, sinon des personnes, et non des robots ou des ordinateurs, pourra juger de l’importance de certaines pratiques culturelles si fines qu’elles en sont quasi invisibles pour les non avertis ou les non observateurs.  Certaines de ces pratiques, de ces croyances, de ces habitudes sont pourtant celles qui conditionnent la réponse à une situation donnée, qui génèrent le consentement ou le rejet, qui font la différence entre conflit et résolution des problèmes. La formation des élites militaires ou civiles dans ces domaines pourrait se révéler génératrice de paix et de stabilité bien plus efficace que les guerres. Il pourrait s’agir de la plus importante leçon du 11 septembre 2001. 

2021, l’aube du XXIe siècle ? 

Il peut paraître curieux d’évoquer en 2021 l’aube du XXIe siècle. C’est pourtant ce qui semble avoir lieu aujourd’hui : le XXe siècle ne s’est pas véritablement éteint jusqu’à maintenant puisque, pendant vingt ans il a continué à fonctionner comme si de rien n’était. Le départ des forces américaines et de celles de ses alliés le 31 août dernier, a signalé l’arrivée inéluctable de ces nouvelles décennies. Seul un regard porté en arrière sur les événements et les erreurs du passé sauront éviter à l’Amérique et au monde, de les faire se répéter.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Anne Kraatz est Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux politiques américains.