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Mécanisme d'État de droit : un outil pour lutter contre les dérives au sein de l’Union européenne ?

| Noémie Galland-Beaune et Louise Morlon

18 mars 2021

Pour la première fois depuis la création de l’Union européenne, les Etats membres ont décidé de s’endetter ensemble pour relancer leurs économies après la crise de Covid-19. Mais ce n’est pas la seule nouveauté qu’apporte le nouveau budget à long terme de l’Union européenne. Les financements accordés par l’UE seront désormais conditionnés à un mécanisme de respect de l’Etat de droit. Ce mécanisme permettra à l’Union de cesser les paiements pour les pays ne respectant pas ses valeurs. Un mécanisme vivement débattu et adopté in extremis en décembre 2020.

Le versement de fonds européens conditionné au respect de l’Etat de droit, un mécanisme vivement débattu

Le nouveau budget à long terme de l’Union européenne, le cadre financier pluriannuel - CFP 2021-2027, est entré en application le 1er janvier 2021. Pourtant le nouveau mécanisme de conditionnalité, liant le versement de ces fonds européens au respect de l'Etat de droit, adopté en décembre dernier, doit encore attendre l’avis de la Cour de justice de l’UE pour entrer en vigueur entièrement. Le ralentissement de sa mise en œuvre effective a été causé par des débats houleux au sein des différents Etats membres de l’Union européenne.

Au début des négociations sur le budget, les eurodéputés ont proposé que les financements européens soient conditionnés au respect des droits humains et de la démocratie. Cette proposition s’accorde aux préoccupations des Européens : en effet, selon une enquête Eurobaromètre de 2019, au moins 85 % des sondés voyaient chaque aspect du respect de l’État de droit comme étant important ou essentiel. Une autre enquête du Parlement européen datant d'octobre 2020 a révélé que 77 % des Européens soutenaient l'idée que l'UE ne devait distribuer de fonds aux États membres uniquement si les gouvernements nationaux de ces derniers respectaient l'Etat de droit et les principes démocratiques.

Les « Frugaux » (Danemark, Pays-Bas, Autriche, Suède) réticents à l’idée d’un endettement commun, se positionnent en faveur de ce conditionnement. Ainsi, en juillet 2020, le Conseil européen s’accorde sur un budget comprenant ce mécanisme de respect de l'Etat de droit, mais le Parlement européen juge la proposition trop peu ambitieuse. Finalement, le mécanisme est adopté le 5 novembre 2020 par un accord entre le Conseil et le Parlement européen.

Le répit est de courte durée après l’annonce de cet accord entre les deux co-législateurs. Mi-novembre, la Hongrie et la Pologne mettent à exécution les menaces de veto brandies depuis des mois. Les deux pays sont tous les deux sous le coup de la procédure dite « de l’article 7 » qui donne la possibilité à l’Union de sanctionner les Etats qui ne respectent pas ses valeurs fondatrices.

La Hongrie et la Pologne, rapidement rejoints par la Slovénie, dénoncent un « chantage politique » contre leurs deux démocraties qui se réclament d’un retour aux valeurs chrétiennes et conservatrices. Le ministre polonais de la Justice va jusqu’à dénoncer « un asservissement institutionnel politique, une limitation radicale de souveraineté ». Ce veto menace la mise en œuvre du budget dès 2021, mais plus grave encore risque de repousser la mise en exécution du plan de relance européen.

L’Allemagne, qui préside au second semestre 2020 la présidence du Conseil de l’Union européenne, finit par déjouer le blocage en proposant que le mécanisme soit assorti d’une « déclaration explicative ». Cette déclaration devrait définir la notion d’Etat de droit et donner la possibilité à la Cour de justice de l’Union européenne d’examiner la légalité de son application, retardant de fait l’entrée en vigueur du mécanisme. Un compromis salué notamment par le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, soulignant qu’il permettrait d’exclure tout usage arbitraire du dispositif.

Le fonctionnement du mécanisme sur l'État de droit

Après ces multiples débats, le règlement sur le mécanisme 2020/2092 est finalement adopté le 16 décembre 2020 par le Parlement européen.

Comme indiqué dans la version finale du règlement, deux conditions doivent être remplies afin de pouvoir sanctionner les États membres. La première condition réside dans la constatation de violations de l'État de droit dans un État membre ; la seconde dans le fait que ces violations doivent affecter ou risquer sérieusement d'affecter la bonne gestion financière du budget de l'UE ou la protection des intérêts financiers de l'Union d'une manière suffisamment directe.

Ainsi, la nouvelle loi ne s'applique pas seulement lorsque les fonds de l'UE sont utilisés à mauvais escient, comme en cas de corruption ou de fraude. Elle s'applique également aux violations systémiques des valeurs fondamentales que tous les pays de l'UE doivent respecter (selon l’article 2 TUE), telles que la démocratie ou l'indépendance du pouvoir judiciaire, lorsque ces violations affectent - ou risquent d'affecter - la gestion des fonds de l'UE. Dans une telle situation, la Commission soumettra une proposition d'acte d'exécution au Conseil, pour adoption à la majorité qualifiée.

Les sanctions prévues par le règlement vont, entre autres, de la suspension des paiements au non-décaissement de prêts, en passant par l'évitement de nouveaux engagements. Les engagements budgétaires sont des engagements juridiques pris par l'UE pour couvrir des dépenses ultérieures. Une suspension de ces derniers signifierait donc que les États membres ne pourraient pas budgétiser de nouveaux projets avec des fonds de l'UE.

L'avenir du mécanisme : une Union plus forte ou plus divisée ? 

L'Union européenne dispose ainsi d'un nouvel instrument permettant de subordonner le versement des fonds communautaires au respect des principes de l'État de droit. Cet outil s'ajoute à la boîte à outils de l’UE qui permet de dissuader les pays membres de se lancer dans certaines violations - comprenant notamment le fameux article 7 du Traité de l'Union européenne (TUE) et les articles 258-260 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Pour rappel, l’article 7 du TUE vise à contrer un « risque clair de violation grave » par un État membre des valeurs de l’Union, définies par l'article 2 de ce même traité. Tandis que la procédure d'infraction prévue à l'article 258 du TFUE est une procédure judiciaire engagée par la Commission européenne devant la Cour de justice, pour établir qu'un État membre a manqué à une obligation découlant des traités. Les violations des valeurs et principes fondamentaux de l'UE tels qu'ils sont énoncés à l'article 2 du TUE peuvent également faire l'objet d'une telle procédure.

Si cet instrument est un « succès », il n'est pas pour autant une solution miracle. Car le chemin vers le mécanisme a été semé d'embûches et le mécanisme lui-même, tel qu'il avait été proposé par la Commission puis revu par le Parlement, a dû être modifié de nombreuses fois au cours du processus de négociation. La valeur du nouveau mécanisme relatif au respect de l'État de droit ne sera réellement mesurée que lorsqu'il sera utilisé.

D'ici là cependant, l'Union européenne doit tirer des leçons pour l'avenir. Le veto de la Pologne et de la Hongrie lors des négociations a menacé de plonger les 27 dans une crise politique grave. En outre, l’Union doit composer avec les tendances autoritaires en hausse - et pas seulement en Pologne et en Hongrie.

Si nous considérons l’Union européenne comme une communauté de valeurs fondée sur la solidarité, il serait important de la développer davantage. Pour prendre des mesures efficaces contre ceux qui ne respectent pas ses valeurs, l’UE doit devenir plus démocratique encore et plus proche de ses citoyens. La Conférence sur l'avenir de l'UE - actuellement en préparation - devrait permettre d’apporter des réponses à la crise de l'État de droit en Europe.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Noémie Galland-Beaune, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur le couple franco-allemand et la politique européenne de l’Allemagne. Louise Morlon, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse à l'Etat de droit et à la géopolitique de la Scandinavie.