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Bruxelles – Moscou : l’impossible rapprochement ?

| Louise Morlon

17 février 2021

L'affaire Navalny et la profonde division entre Bruxelles et Moscou sur les développements post-électoraux au Belarus ont déclenché la crise la plus grave dans les relations UE-Russie depuis 2014. Les relations européennes avec Moscou sont ainsi au plus bas au début de l'année 2021. Aucune amélioration significative n’est attendue pour le moment, d'autant plus que le gouvernement russe a décidé d’expulser trois diplomates européens lors d’une visite du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, début février de cette année. Quelles seront donc les conséquences à long terme de ces événements sur les relations ?

Des relations diplomatiques difficiles, malgré des efforts de rapprochements

Depuis 2014, l'Union européenne et la Russie dialoguent en utilisant le langage des sanctions. Ce cadre limite sérieusement leur marge de manœuvre. L'affaire Navalny a accru la méfiance et le mécontentement des deux parties. Cette situation est d’autant plus renforcée par le désaccord sur la crise politique au Belarus, qui se déroule simultanément. La Russie et l'UE sont maintenant dans un dangereux mode de réaction en chaîne, qui ne permettra pas de sortir de la crise.

Cependant, il y a eu, dans le passé, des tentatives de rapprochement ou de re-set avec la Russie. Au cours de la dernière décennie, plusieurs efforts ont été déployés pour lancer officiellement ou pousser officieusement la réinitialisation des approches européennes à l'égard de la Russie. La première a eu lieu en août 2018 au château de Meseberg en Allemagne, lorsque Angela Merkel a rencontré son homologue russe Vladimir Poutine pour discuter de différents thèmes tels que le conflit en Ukraine ou encore l’approvisionnement en gaz de l’Europe.

En 2019, c’est au tour du Président Macron de tenter un nouveau rapprochement entre la France et la Russie. En effet, depuis le début de l'été 2019, la politique de la France à l'égard de la Russie est fortement axée sur le dialogue plutôt que sur la fermeté. Par exemple, en août 2019, lors de la visite en France de Vladimir Poutine en amont du G7 à Biarritz, le président français a annoncé la reprise d'un format de dialogue bilatéral « 2+2 » impliquant les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays, ainsi qu'un effort pour travailler ensemble à une « nouvelle architecture de sécurité et de confiance en Europe ».

Le format dit « Normandie » des négociations entre les dirigeants de l'Ukraine, de la Russie, de l'Allemagne et de la France a également repris sous la direction du Président Macron, avec l’espoir de revenir à une situation de « confiance dans un dialogue possible » selon Jean-Maurice Ripert, ancien Ambassadeur de France en Russie et en Chine. Néanmoins, les relations entre les deux pays se sont ensuite de nouveau détériorées, principalement en raison de leurs visions divergentes sur les enjeux politiques en Syrie et en Libye.

Un positionnement allemand qui questionne l’unité européenne

La stratégie de l’Union européenne à l'égard de Moscou a fait naître des divisions internes. Si l'Allemagne et la France, qui entretiennent des liens économiques étroits avec Moscou, sont furieuses de voir les dérives autoritaires de Poutine et de se confronter à des refus répétés face aux diverses tentatives de rapprochement, elles restent favorables à un engagement plus étroit.

D’autant plus que Berlin affiche un profond désaccord avec ses partenaires européens en raison de son refus d'annuler l'énorme projet de gazoduc Nord Stream 2, qui achemine le gaz russe directement en Europe via la mer Baltique. L'Allemagne semble également de plus en plus incapable de trouver un équilibre entre l'impératif de préserver l'unité de l'Union et son ancien désir de maintenir une relation spéciale avec la Russie - deux piliers essentiels de la politique étrangère de Berlin après la guerre froide. Ces questionnements stratégiques interviennent alors que la chancelière allemande Angela Merkel, plutôt russophile donc, termine son mandat en 2021.

En outre, la présidence allemande de l’UE du second semestre 2020 avait mis à l'ordre du jour une révision des cinq principes directeurs de la politique de l'UE à l'égard de la Russie, établis en 2016. Les diplomates allemands avaient prévu de profiter de cette occasion pour suggérer des moyens de renforcer le principe de « l'engagement sélectif » avec la Russie dans les années à venir. La toile de fond sur laquelle se sont récemment détériorées les relations Bruxelles-Moscou n’est donc pas neutre.

Pour autant, l’Allemagne n’est pas seule à adopter une politique étrangère plus stricte vis-à-vis de Moscou, notamment en matière de droits humains. Les trois États baltes et la Pologne, qui s'étaient opposés au déplacement en Russie de Josep Borrell, ont demandé des sanctions plus ciblées contre les proches de Poutine et l'élite russe. Il est toutefois peu probable que cet appel réponde aux demandes de certains députés européens, qui souhaiteraient une application beaucoup plus large de la « loi Magnitsky européenne » qui permet à l'UE de geler les avoirs des auteurs de violations des droits de l'Homme, de leur interdire l'entrée sur son territoire ou de leur interdire de traiter avec eux, où qu'ils se trouvent.

Des conséquences sur le long terme 

Lors de la visite diplomatique de Josep Borrell, Haut Représentant des affaires étrangères de l’UE, du 4 au 6 février à Moscou, la Russie a ouvertement démontré qu'elle n'est pas intéressée par un dialogue politique avec l'Union européenne et qu'elle poursuivra ses objectifs de politique intérieure et étrangère indépendamment des positions de l'UE.

Cette visite échouée de Josep Borrell donne un avant-goût des potentielles relations entre Moscou et Bruxelles. En effet, il apparaît encore plus clairement après cette visite que la Russie n’hésitera plus à tirer davantage parti des divisions internes de l'UE. A travers une stratégie de diplomatie publique, Moscou essayera de cibler de manière sélective les différents États membres. Cela s’est illustré par l’expulsion de trois diplomates européens - un allemand, un suédois et un polonais - à la suite de la visite de Josep Borrell.

La raison ? Ces diplomates auraient participé aux manifestations non autorisées du 23 janvier 2021 en faveur de la libération d’Alexeï Navalny. L'Allemagne a été punie plus sévèrement avec l'expulsion du chef de la section politique de son ambassade à Moscou. Cette décision pourrait être considérée comme un avertissement préventif en cas de changement d’approche concernant le gazoduc Nord Stream 2.

Ainsi, le Conseil des affaires étrangères de l'UE du 22 février devrait être décisif concernant les affaires russo-européennes. Selon Sylvie Bermann, ancienne Ambassadrice de France en Russie, l’intérêt de l’UE serait de « continuer à avoir des relations avec la Russie, tout en condamnant ce qui doit être condamné, tout en étant exigeant et ferme ». Si l’on considère l’affaire Navalny et autres cas de violations des droits humains, l’UE doit faire usage avec fermeté de ses nouvelles sanctions en la matière. De plus, ses États membres - eux-mêmes membres d’autres organisations internationales telles que le Conseil de l’Europe - peuvent jouer un rôle actif dans la promotion des obligations internationales relatives aux droits humains, en faveur des citoyens russes.

Un exemple concret serait que l’Allemagne, tenant actuellement la Présidence du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, encourage l'accélération des décisions dans les affaires de détentions illégales lors de manifestations pacifiques et l’arrêt de chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme « Ecodefence et autres c. Russie » (no 9988/13) sur la loi russe concernant les agents étrangers de 2012. Il serait également important de noter la déclaration commune entre les différents représentants du Conseil de l’Europe pour la libération de Navalny et appelant les autorités russes à respecter ses obligations.

Vers un retour des Etats-Unis dans l’équilibre international ? 

Enfin, l’UE devrait être amenée à relancer le dialogue transatlantique sur la Russie - et son rôle dans les conflits régionaux en Europe - dans les semaines à venir avec la nouvelle administration du Président américain Joe Biden. En effet, son prédécesseur, Donald Trump, s’était notamment retiré de nombreuses organisations internationales, soulevant l’inquiétude des européens face à leur sécurité face à la Russie.

Le nouveau Président Biden a annoncé lors de sa campagne présidentielle qu’il était nécessaire de rassembler ses alliés dans une nouvelle poussée diplomatique pour faire pression sur le régime de Vladimir Poutine. L’actuelle position européenne face à la situation d’Alexeï Navalny offre à l'administration Biden une ouverture pour lever le premier obstacle à toute stratégie efficace à l'égard de la Russie, celle d’établir un front uni entre Washington et Bruxelles.

Pour conclure, Jean-Maurice Ripert, ancien Ambassadeur de France en Russie, estime que « l’Europe a besoin de la Russie et inversement, la Russie a besoin de l’Europe ». Nombreuses, en effet, sont les questions géopolitiques où russes et européens sont impliqués : l’Iran, la Libye, la Syrie, la Biélorussie, ou encore le vaccin Spoutnik V.

Le ministre russe des Affaires étrangères - Sergueï Lavrov - appelle les dirigeants de l'UE à ainsi opter pour une coopération transactionnelle et pragmatique avec Moscou. Aujourd'hui, l'UE et la Russie devraient donc se méfier du mode de réaction en chaîne dans leurs relations qui a déjà provoqué une militarisation croissante et une démonstration de la préparation militaire de haut niveau en Europe depuis 2014.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Louise Morlon, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur l'État de droit ainsi que sur la géopolitique de la Scandinavie.