Revenir au site

Océan : pour freiner la dynamique destructrice, respectons l’Accord de Paris - Entretien avec Romain Troublé

| Fanny Berrezai et Marie Chatenet

9 avril 2021

Romain Troublé a été régatier professionnel avec, entre autres, deux participations à la Coupe de l’America en 2000 et 2003. De 2003 à 2006, il se spécialise en logistique polaire en Arctique, Antarctique et en Sibérie pour des expéditions aux pôles. Depuis 2004, il est chargé de la direction opérationnelle des expéditions de la goélette Tara et est depuis 2009 Directeur Général de la Fondation Tara Océan, première fondation reconnue d’utilité publique consacrée à l’Océan. Il est également, depuis novembre 2017, le président de l’association Plateforme Océan & Climat.

La fondation Tara Océan, dont vous êtes le Directeur général, s’est donnée pour mission de contribuer à une science de l’Océan permettant de prédire et de mieux anticiper les risques climatiques sur la biodiversité et vice versa. Dans quelle mesure l’océan peut-il nous aider à mieux anticiper ces risques et de quelle nature sont-ils ?

Romain Troublé - C’est tout un programme ! Sur le plan scientifique, la fondation Tara Océan a pour mission de co-construire des programmes de recherche et d’emmener les chercheurs en mer, sur le terrain. Nous essayons d’encourager des missions qui s’intéressent à l’effet du changement climatique ou de la pollution - qui sont en fait des changements globaux - sur l’état de l’Océan. En observant l’Océan et ses changements avec un prisme de biologiste, l’idée est de prédire ce qu’il va se passer au niveau de la biodiversité marine et des écosystèmes.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que le risque climatique est surtout un risque de température à court terme. Depuis la révolution industrielle, l’océan a absorbé 90 % de la chaleur de la planète et s’est ainsi réchauffé jusqu’à 800 mètres en profondeur. Cette température a un rôle majeur sur les écosystèmes. En effet, quand on regarde les bactéries dans l’océan, nous avons montré que l’on peut prédire la température à 0,1°C près - l’on comprend donc bien à quel point les bactéries sont sensibles à la chaleur. Donc dès que l’on joue sur la température de l’océan, dès que celle-ci est amenée à changer - par l’action de l’Homme - on modifie directement tout l’écosystème bactérien et son interaction avec d’autres microbes, à l’origine de beaucoup de services rendus par l’océan aujourd’hui.

Il y a l’enjeu de production d’oxygène grâce à la photosynthèse réalisée par les micro-organismes présents à la surface de la mer. On estime d’ailleurs qu’il y a autant d’activité photosynthétique en mer qu’à terre aujourd’hui : une de nos respirations sur deux provient de l'oxygène produit par l’océan en quelque sorte.

Un autre service rendu par l’océan s’illustre par son rôle de « pompe à carbone ». Il y en a de deux types, qui dépendent énormément des changements de température. La pompe à carbone physique - les courants marins - et la pompe à carbone biologique, opérée par les micro-organismes présents dans l’océan eux-mêmes. Mieux comprendre ces écosystèmes qui rendent des services vitaux à l’humanité est aujourd'hui indispensable.

Enfin, plus près de nous, les stocks de pêche changent : certains stocks de poissons migrent de 6 à 10 kilomètres vers le nord chaque année, car leur condition de vie et leur nourriture se déplacent également. Ce changement, visible, s’opère déjà depuis de nombreuses années.

Les données scientifiques sont-elles enfin suffisamment prises en compte par les politiques publiques de conservation environnementale ? 

Là-dessus, il n’y a pas qu’un problème, mais deux. Le premier et qu’il y a très peu de données sur l’océan. La recherche marine a eu accès aux outils de la génomique - l’étude des séquences d’ADN - il y a moins d’une décennie. Avant, la génomique, car très coûteuse, était réservée à la médecine, avant de se démocratiser pour l’écologie. Pour le dire rapidement, à chaque fois ou presque que l’on analyse une louche d’eau de mer, on découvre de nouvelles espèces et de nouvelles molécules : bactéries, virus, micro-algues. C’est vraiment maintenant que l’on commence à comprendre ce qui compose l’océan et comment il fonctionne à ces échelles biologiques. Nous n’avons pas encore totalement saisi la manière dont ces mécanismes s’organisent entre eux pour rendre les services évoqués plus haut.

Le premier problème est donc la disponibilité des données ; le second est la transcription de ces données vers le grand public. Actuellement, le GIEC et l’IPBES sont les organes qui reprennent les données scientifiques les plus écoutées. Le dernier rapport spécial sur les océans et la cryosphère de 2019 a été très précis à propos de ce qu’il va se passer et de ce que l’on peut anticiper.

Comment peut-on porter l’attention des jeunes générations, et des citoyens en général, sur les questions de préservation des océans ? 

C’est la question que tout le monde se pose, et dans le monde entier. Je pense en fait que nous ne nous y prenons pas correctement depuis une trentaine d'années. Nous avons pris conscience de la pollution de l’océan autour des années 2000 : nous avons compris que nous ne pouvions pas tout jeter dedans, et aussi tout y prendre sans compter.

Nous n’avons en revanche que peu associé notre santé avec la santé de notre environnement. On l’observe avec la pandémie, les gens sont capables de tout remettre en question quand leur santé est directement en jeu - là, ils se sont confinés, ont changé leurs habitudes et consenti des efforts inimaginables. D’où l’importance de faire comprendre que notre comportement envers l’environnement touche directement notre santé pour que les gens agissent. Tout ce que l’on jette dans l’air ou dans l’eau, nous revient en boomerang.

C’est peut-être sur le plan cognitif qu’il nous reste un important effort à conduire pour embarquer le grand public. Nous devons réinventer les concepts et les mots que l’on utilise ou les histoires que l’on raconte car force est de constater qu’il est toujours difficile de déclencher des changements de comportement.

Quel est l’impact du transport maritime sur l’état de nos océans ?

Aujourd’hui, le transport maritime est responsable d’environ 2,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, quand il transporte 90 % des biens que nous consommons. Ce n’est pas tellement un problème d’aujourd’hui, mais plutôt un problème de demain, car en 2050, le transport maritime pourrait représenter jusqu’à 20 % des émissions. La transition va se jouer dans les 10 années à venir : innovation, investissements, nouvelles technologies, formation c’est vraiment un sujet à surveiller.

Les solutions qui se présentent aux armateurs actuellement sont diverses, mais finalement peu nombreuses. Il y a tout d’abord l’utilisation du gaz naturel liquéfié - GNL : c’est une source carbonée et finie bien sûr, mais qui reste deux à trois fois moins polluante que les carburants conventionnels.

Il y a également les scrubbers dit « fermés » (NDLR : dispositif installé sur les navires ayant pour objectifs de filtrer les cheminées d’échappement des moteurs) qui récupèrent les particules polluantes pour les traiter à terre, et présentent effectivement un intérêt pour limiter la pollution des navires existants.

Aujourd’hui dans le monde, il y a un naufrage de gros navires tous les trois ou quatre jours en moyenne, qui se soldent presque tous par des fuites. Bien sûr, il y en a de moins en moins, car les contrôles d’entretien des navires sont plus fréquents aux escales. On constate aussi de gros progrès grâce aux bureaux de contrôles : les normes des navires construits récemment sont plus sécurisés et plus solides que ceux bâtis il y a 25 ans. La formation des marins progresse aussi. Les catastrophes du passé nous servent à comprendre, à informer et à faire évoluer les normes au niveau international. Mais il est illusoire de croire qu’il n’y en aura plus à l’avenir car l’erreur reste, malgré tout, aussi humaine.

Concernant les gros navires encore, les « eaux de ballast » posent aussi un problème environnemental. Les ballasts sont de grands réservoirs que l’on remplit ou vidange avec de l’eau de mer afin d’équilibrer un navire et sa cargaison. Mais le bateau qui remplit ses ballasts à l’endroit où il est déchargé, se vidange généralement à l’endroit où il est chargé. Des organismes embarqués au remplissage peuvent être toujours vivants à la vidange : ils sont donc rejetés dans des écosystèmes différents de leur endroit d’origine, qu’elles perturbent in fine. C’est ainsi que ces fameuses « eaux de ballast » sont à l’origine d’espèces invasives qui perturbent leurs écosystèmes d’accueil. Une fois encore on constate des progrès, des systèmes de traitement existent, mais il faudra passer par la contrainte réglementaire pour généraliser leurs installations.

L’enjeux réside donc dans le fait que, si aujourd’hui le grand public a pris conscience des conséquences des émissions de gaz à effet de serre, il n’en a pas forcément pris la pleine mesure pour l’océan au-delà de la montée du niveau de la mer. On connaît assez peu les impacts sur la biodiversité.

Dans les grandes courses au large comme le Vendée Globe chaque année, on a de nouvelles innovations technologiques sur les navires. Peut-on transposer ces innovations au transport maritime, à l’avenir, pour le rendre plus propre ?

Difficilement, car c’est un autre domaine. Les innovations en Formule 1 n’ont pas forcément d’impacts directs sur la manière dont on fabrique les camions si on cherche une analogie.

La voile reste avant tout un sport mécanique en pleine révolution. Les innovations, comme ces foils que l’on voit lors des courses, améliorent les performances des unités légères, qui transportent peu de personnes. Mais les adapter à l’industrie me paraît encore difficile. Le retour de cargos à voile par exemple correspond plus pour moi à un besoin marketing adapté à une certaine catégorie de produits. Il y a et il y aura des innovations intéressantes à suivre, mais pour être à l’échelle à court terme, ne faut-il pas imposer une réduction de la vitesse de tous les navires ?

L’océan est crucial en matière de de biodiversité, mais aussi de commerce international. Est-il possible de concilier ces deux intérêts a priori divergents ?

C’est la question du siècle. L’océan est global, donc répond à des enjeux globaux. La question sous-jacente qui est posée est : comment maintenir notre modèle tout en étant neutre en carbone en 2050 ?

Une des réponses peut se trouver dans la relocalisation de certaines industries afin de contribuer à la stabilisation, en volume, du transport maritime.

On sait que l’on pollue la mer depuis la terre et c’est la raison pour laquelle nous travaillons aussi à terre, pour éveiller sur l’importance de l’économie circulaire pour les enjeux de la mer. Avec la Fondation Tara Océan, nous avons aussi commencé ce travail avec l’éducation nationale et avons mis en place le programme « Plastique à la loupe » : des classes de toutes les académies françaises se rendent à la rivières la plus proche, où le littoral, et participent à un protocole scientifique sur les déchets plastiques. Cette année, nous avons 160 classes concernées, il y en aura 240 l’année prochaine : c’est un processus participatif qui fonctionne très bien.

L’idée c’est de montrer aux enfants par la preuve, que les déchets que l’on retrouve dans la mer viennent de nos cuisines, de notre quotidien. C’est une manière d’aller vers le grand public et de lui montrer le lien entre notre santé et l’environnement que l’on évoquait tout à l’heure.

Les pôles sont des lieux clés de la protection des océans, et nous fournissent également un aperçu des conséquences du dérèglement climatique sur la planète en général. Le Traité sur l’Antarctique de 1959, qui vise à préserver le continent de toute revendication nationale ou activité non-pacifique, a été pensé en ce sens : pourquoi pas un traité similaire sur l’Arctique ?

Le traité de 1959 a été renforcé par le protocole de Madrid de 1991, qui lui, s’intéresse à la biodiversité et à l’environnement, car le traité initial de 1959 n’avait pas intégré l’aspect de protection environnementale. En outre, l’Antarctique est un continent loin de tout, entouré d’océan, loin des zones économiques exclusives - ZEE - mais aussi de la population plus généralement. Sur les cartes on ne voit qu’une partie du continent, et l’on oublie qu’au sud du Cap Horn, il y a encore 4 000 kilomètres pour rejoindre le pôle Sud.

L’Arctique est en tout point différent. Il est déjà beaucoup plus petit que l’Antarctique. C’est un océan, entouré de ZEE et d’État directement voisins ayant pour la plupart demandé à augmenter leur souveraineté ; cela reste un processus en cours qui n’a pas encore été tranché par l’ONU. L’Arctique est entouré de pays qui ont des intérêts maritimes et miniers, c’est pourquoi il me paraît quasiment impossible d’arriver à un accord similaire au Traité de 1959. Les deux pôles, au niveau géographique et géopolitique, n'ont rien à voir et toute velléité d’y appliquer les mêmes recettes est vaine.

Faut-il pour autant se résoudre à une escalade souverainiste ? Au contraire, il s’agit de trouver un équilibre durable... et il me semble que le point de départ passe par un consensus scientifique commun sur son importance biologique, climatique et économique. Si les riverains s’entendent sur ce bien commun, peut-être seront-ils en capacité d’aligner leurs ambitions écologiques. Peut-être…

Les conséquences du réchauffement climatique sur nos pôles, arctiques et antarctiques, sont-elles aujourd'hui encore réversibles ? 

Sur l’Antarctique, bien sûr. Il a la chance d’être inaccessible et isolé du reste de la planète par l’océan austral. Il faut aussi prendre en compte que l’hémisphère sud est bien moins peuplé que l’hémisphère nord. Donc si l’on parvient à la neutralité carbone en 2050 de l’Accord de Paris, l’Antarctique sera peu affecté.

Pour l'Arctique c’est différent. Actuellement à la fin de l’été, il subsiste 5 millions de kilomètres carrés gelés environ. D'après le GIEC, aux alentours de 2040, il est garanti que la banquise fondra complètement pendant l’été, même si l'on arrive à baisser les émissions de gaz à effet de serre rapidement, car la planète subit l'inertie du réchauffement climatique de ces dernières décennies. La banquise va dégeler en été puis re-geler chaque année en hiver : c’est un nouveau régime. Et s’il est encore complexe de tout prédire, il est certain que quand l’Arctique ne sera plus qu’un océan l’été, et non une masse glacée, cela influera sur les courants, les dépressions, et donc sur la météo. À cela s’ajoute que 90 % de la population mondiale vit dans l’hémisphère nord. C’est donc là où l’activité humaine est la plus intense - où l’on émet le plus de CO2 - et où ses conséquences se font ressentir le plus.

Pour freiner cette dynamique, il faut respecter l’Accord de Paris, on y revient encore et toujours.

Enfin, il ne faut pas oublier que les océans ont une résilience impressionnante, très forte. Ils le sont bien plus que les sols, car dans la mer, les interactions sont permanentes et dynamiques. Tout va très vite : l’adaptation, le renouvellement, l’évolution en somme. Par exemple, un récif corallien complètement détruit par une tempête ou un blanchissement se renouvelle en sept ans. Il n’est donc jamais trop tard pour que les choses changent et pour s’engager. Tout ce qu’il se passera demain est entre nos mains aujourd’hui.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Fanny Berrezai, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur la géopolitique et géoéconomie de la mer. Marie Chatenet est cheffe de projet éditorial à l'Institut Open Diplomacy.