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À quoi servent les rapports sur l’environnement ? 

| Sylvain Maechler

16 juillet 2021

Le rapport The Economics of Biodiversity: The Dasgupta Review, publié le 2 février 2021, fut rédigé par Partha Dasgupta, économiste de l’environnement à l’Université de Cambridge. Il a été diligenté en 2019 par le Trésor britannique afin de proposer des solutions économiques à l’urgente crise socio-écologique. Ce rapport se veut ainsi le pendant du désormais célèbre rapport Stern sur l’économie du changement climatique, également rédigé sous la houlette du Trésor britannique et publié en 2006, sans que ses recommandations n’influent grandement le cours des politiques publiques.  

Ce rapport propose de faire entrer la nature dans le marché, et plus globalement dans notre rationalité économique collective. Il s’inscrit dans la continuité de rapports environnementaux passés ayant une dimension symbolique et politique notable, qui doit être prise en compte. 

Un rapport à l’accueil unanime  

La présentation de ce rapport, bien qu’en ligne au vu des circonstances sanitaires, a fait l’objet d’un protocole symbolique probablement mûrement réfléchi et travaillé. Le Prince Charles puis le Premier ministre Boris Johnson se sont tout d’abord succédés en reprenant les éléments de langage clés du rapport. Le Professeur Dasgupta se chargeait ensuite lui-même de résumer les points centraux, suivi d’une séance de questions-réponses où les questions, triées sur le volet, permettaient de maintenir un enthousiasme largement partagé. Pour clore le spectacle, un message préenregistré du célèbre environnementaliste Sir David Attenborough indiquait que ce rapport est la preuve que les économistes ont sans doute mieux compris l'importance de la biodiversité que leurs collègues écologistes ou biologistes. Tout un symbole. 

Puis, du WWF à PNB Paribas, de l’ONU à la banque Barclays, ou encore la Société Zoologique de Londres, la multinationale Tesco, la Banque mondiale et la quasi-totalité des gouvernements, les réactions unanimement positives se sont succédées. Le rapport Dasgupta nous fournirait les solutions clés en main pour un monde plus écologique et social. En résumé, une boîte à outils vers la transition tant attendue, de laquelle nous ressortirions toutes et tous gagnants.  

Internaliser les externalités, une rengaine familière ? 

Il est tentant, en ces temps incertains, de partager cet enthousiasme. Dans un contexte d’extinction de masse de la biodiversité et ses liens attestés avec la pandémie actuelle, science et politique se doivent en effet de coopérer pour faire face à l’urgence. Ne nous réjouissons néanmoins pas trop vite. Ce rapport de près de 700 pages reprend dans sa grande majorité des propositions préconisées il y a plus de trente ans, ré-affirmées depuis par les décideurs. Comme l’indique Stefan Aykut à propos de la gouvernance climatique, nous avons basculé dans une économie de la promesse perpétuelle.

Le rapport Pearce ou « Blueprint for a Green Economy », publié en 1989, était déjà une contribution scientifique à destination des décideurs politiques. Il préconisait de faire entrer la nature, définie comme capital naturel, dans les systèmes comptables, permettant ainsi d’internaliser les externalités à leur source. Cette démarche fut ensuite reprise par de nombreux autres rapports, dont les plus emblématiques sont le Millenium Ecosystem Assessement commandité par les Nations Unies et publié en 2005, et le rapport TEEB, pour The Economics of Ecosystems and Biodiversity publié lui en 2011 sous l’impulsion de l’Allemagne, de la Commission européenne et des ministres de l’environnement du G8+5. Tous ces rapports scientifiques à finalité politique, mêlant économie et écologie partent d’une prémisse similaire : la nature ne sera protégée que lorsqu’elle nous sera rendue visible dans nos choix quotidiens. Pour ce faire, elle doit entrer dans le marché. 

Rien de nouveau sous le soleil, donc. Cependant, la réaction unanime de pléthore d’acteurs suite au rapport Dasgupta témoigne d’un sentiment réel d’y voir des innovations permettant (enfin) à l’économie de l’environnement de venir influer le cours des politiques publiques. 

L’économie environnementale à la recherche de la métaphore parfaite 

Alors que les solutions préconisées n’ont que très peu évolué depuis trente ans, le prisme discursif par lequel elles sont présentées s’est quant à lui constamment réinventé afin de réactualiser la promesse d’un marché capable de réconcilier nature, économie et société. Après « capital naturel » et « services écosystémiques », le rapport Dasgupta nous propose un nouveau champ lexical : la nature est un actif (asset), et la biodiversité est assimilée à la diversification de ce portefeuille d’actif car « tout comme la diversité au sein d’un portefeuille, les actifs financiers réduisent le risque et l’incertitude », pour reprendre les termes du Prince Charles lors de la présentation du rapport. Chaque citoyen est ainsi considéré comme le gestionnaire de ces actifs, qui doit gérer la nature de la même manière que sa comptabilité personnelle. 

Le syllogisme est efficace. Nous protégeons nos actifs financiers. La nature est un actif financier. Nous protégeons ainsi la nature. Cependant, depuis 1989, ce langage économique a été à maintes fois ajusté et transformé, sans jamais prendre réellement corps. La promesse inachevée de protéger la nature par le marché continue de vivre grâce à une réactualisation constante du prisme discursif par lequel cette dernière est appréhendée. 

Les économistes sont ainsi passés maîtres dans l’art de la métaphore. Ces dernières contribuent à forger, véhiculer puis imposer un sens partagé d’appréhension de la réalité. Comme les statistiques, les métaphores réduisent l’incertitude, mais ne sont cependant pas sans effets. En même temps qu’elles rapprochent des acteurs hétéroclites autour d’un projet commun, elles portent et diffusent un message politique et idéologique. 

La fonction politique des rapports environnementaux 

A n’en pas douter, ces rapports terminent bien souvent (et trop rapidement) leur existence dans les tiroirs d’une administration. Cela ne les empêche pas de remplir des fonctions politiques importantes. 

Ces rapports permettent de créer ou de maintenir une dynamique. Hasard de la pandémie, les deux conférences des parties (COP), climat et biodiversité, qui devaient se tenir en 2020 ont été décalées pour 2021. Le rapport Dasgupta a ainsi été présenté comme le point de départ de ce qui est régulièrement qualifié de « super year » pour la planète. 

Dans les faits, les rapports environnementaux maintiennent régulièrement une forme de statu quo et agissent comme un « dispositif tranquilisateur », pour reprendre les termes du politologue Ulrich Brand. Mais pour ce faire, ils doivent être stratégiquement communiqués, par le biais d’une rhétorique routinisée de l’urgence. « Saving nature is not an option but a necessity for our survival », soulignait le Prince Charles lors de la présentation du rapport. La solution proposée s’impose alors d’elle-même. Faut-il encore que ces éléments discursifs atteignent le grand public. Ainsi, le 18 septembre 2020 était publié un film préparant le terrain au rapport Dasgupta. Produit par le WWF en collaboration avec Netflix, ce film reprend jusque dans le titre la stratégie de la métaphore : « Our Planet: Too Big To Fail ». Son contenu est un florilège de figures de style et de messages d’urgence portés par divers acteurs d’horizons divers – y compris Partha Dasgupta. 

Ces rapports fabriquent ainsi une opinion consensuelle tout en renforçant la légitimité des dirigeants qui peuvent se targuer de s’appuyer sur la science. Ils permettent de dépolitiser les enjeux, puisque la science est censée être neutre et apolitique. Cependant, toute solution à la crise socio-écologique fait nécessairement des gagnants et des perdants.

Les auteurs de ces rapports ne sont donc plus seulement des scientifiques mais se situent à l’interface entre science et politique. C’est notamment le cas des groupes de travail du GIEC, bien conscients que leurs conclusions rédigées dans le « rapport aux décideurs » seront soumises à l’approbation des États. Les auteurs sont politiques car leurs rapports impliquent des décisions politiques, raison pour laquelle les conclusions du GIEC sont négociées. Cet état de fait est d’autant plus vrai pour l’économie en tant que science sociale qui ne peut se prévaloir d’une vérité établie, institutionnalisée et communément acceptée. De plus, l’économie ne se contente pas d’analyser des phénomènes et problèmes mais en propose également les moyens de résolution. 

La manufacture d’une promesse consensuelle  

Les rapports scientifiques sont urgemment nécessaires afin de structurer les politiques publiques à mener face aux nombreux défis de ce XXIe siècle. Le dialogue expertisé « est le sang qui coule dans les veines démocratiques ». Cependant, lorsque ces rapports d’experts ne remplissent plus qu’une fonction symbolique en vue de véhiculer un agenda politique, ils ne viennent pas seulement remplir des tiroirs, mais également figer les discours, fabriquer du consensus et disqualifier les alternatives. Ainsi, le dialogue expertisé se doit d’être intrinsèquement contradictoire et conflictuel. Dans le cas contraire, les battements du cœur alimentant dans les veines démocratiques se feront plus ténus. 

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Sylvain Maechler est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les enjeux de la gouvernance mondiale de l'environnement.