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Que peuvent nous apprendre les théories économiques sur le vote populiste ?

par Anaïs Voy-Gillis, Doctorante à l'Institut francais de Géopolitique travaillant sur les enjeux industriels

20 décembre 2016

Les questions liées à l'immigration, à l'identité et au rejet des élites nationales et européennes sont les principaux moteurs de la mobilisation pour les partis nationalistes de droite radicale et d'extrême droite en Europe, révèlent des entretiens avec différents électeurs de ces partis. Toutefois, il est possible de tirer quelques enseignements des théories économiques pour montrer la manière dont la situation économique contribue à mobiliser les électorats vers des idées de repli sur le territoire national (protectionnisme) et de rejet de l’Autre (préférence nationale).

La stagnation séculaire, facteur d’accroissement des inégalités

L'économie européenne se trouve dans une situation de stagnation séculaire avec un accroissement des inégalités sociales et économiques. Les générations à venir n’ont plus la garantie d’un avenir meilleur que celui de leurs parents, alors même que ces derniers consacrent une part importante de leurs ressources matérielles à la réussite de leurs enfants. C’est sur ce point que la théorie de Fred Hirsch sur les limites sociales de la croissance est pertinente pour comprendre certaines dynamiques du vote populiste en Europe.

Dans son ouvrage Les Limites sociales de la croissance[1], Fred Hirsch divisait l’économie en deux sphères : l’économie matérielle et celle des biens positionnels. Par la première sphère, il faut entendre les biens de première nécessité qui deviennent accessibles à tous à mesure qu’il y a des gains de productivité qui réduisent les prix relatifs de ces biens et certains services. Plus la demande pour ces biens et services se généralise, plus une demande pour d’autres biens s’affirme. Il s’agit des biens positionnels et d’une consommation qui revêt un caractère social. Ces biens sont, par définition, limités et non accessibles à la majorité. Seule une minorité de la population peut espérer y accéder un jour, et ce quelques soient la croissance économique ou les techniques développées.

L’économie positionnelle est fondée sur la rareté et sur des pénuries socialement construites. La rareté des biens peut être physique ou naturelle, il peut s’agir de symboles de prestige ou encore d’un statut auquel seule une minorité peut accéder. Il n’est, par exemple, pas possible que tout le monde dispose d’une villa en bord de mer et sans vis-à-vis sur la côte d’Azur. Il y a une limite physique à la construction de maisons individuelles à l’infini. Un autre exemple d'actualité peut être pris avec les diplômes. Il y a aujourd’hui de plus en plus de diplômés mais le nombre d’emplois qualifiés pour les satisfaire ne croît pas de manière proportionnelle, voire décroît. Les familles investissent massivement dans l’éducation sans qu’il y ait pour autant un espoir d’amélioration de la vie de leurs enfants.

Les enfants des classes sociales supérieures qui disposent de ressources financières privilégient souvent des grandes écoles. Les autres dépensent tout autant de ressources pour assurer un niveau de formation suffisant sans pour autant que le résultat soit généralement satisfaisant. Ce phénomène conduit à une réduction du consentement à l’impôt. Le rejet de l’impôt est souvent un des facteurs du vote Front national en France, pour les partis populistes à travers l'Europe.

Il y a dans les sociétés occidentales une compétition pour l’accès aux postes à haut niveau de responsabilité, de prestige et de pouvoir. La domination partagée des postes n’apporte pas la même satisfaction qu’une domination individuelle. La valorisation de ces postes à responsabilité est plus importante que celle des postes qui contribuent au bien-être individuel et collectif.

Une lutte sociale source de frustrations et de colère

La lutte pour la possession de ces biens s'avère épuisante, source de gaspillages collectifs, d’inégalités et de frustrations. Ces phénomènes de congestion et de pénurie sociale entraînent une lutte entre individus. Les places gagnées par un individu sont nécessairement perdues par d’autres, si bien que le bien-être global reste inchangé. Cette bataille s’avère contre-productive. Fred Hirsch prend l’exemple d’une salle de cinéma pour illustrer son propos. Si dans cette salle, les individus qui peinent à voir l’écran se mettent sur la pointe des pieds, ils entraveront la vue des personnes derrière eux qui devront à leur tour se mettre sur la pointe des pieds. Presque tous les individus devront se mettre sur la pointe des pieds et s’épuiser dans cette position sans que personne n’ait une meilleure vue qu’au départ. La situation conduit à un équilibre de Nash où aucun spectateur n'a intérêt à changer de stratégie.

Si le vote populiste ne peut pas être résumé à une situation économique, il ressort régulièrement des entretiens que la panne de l’ascenseur social et le sentiment d’abandon par la Nation favorisent le vote en faveur de partis populistes. Ainsi, l’effort consenti pour accéder aux biens positionnels s'avère disproportionné et donne rarement satisfaction à leurs auteurs qui préfèrent se tourner vers des partis qui leur promettent de transformer leur quotidien en mettant souvent sur le dos de l’immigration et de la crise des réfugiés cette stagnation sociale.

La situation économique et l’accroissement des inégalités alors que les populations s’efforcent d’offrir un autre avenir à leur enfant, combinés au sentiment d’éloignement renvoyé par les responsables politiques et à celui de ne pas avoir de prise sur leur quotidien, sont autant de petits points qui contribuent à la progression du vote en faveur des partis d’extrême droite ou de droite radicale.

[1] Hirsch F., Les Limites sociales de la croissance, Paris, Les Petits matins, 2016, 352 pages.

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