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Pékin : nouvelle grammaire de l’Alliance atlantique ?

| Ronan Corcoran

6 décembre 2021

En décembre 2019, lors du sommet de l’OTAN à Londres, le Secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg dressait le constat suivant : « Nous [l’OTAN] reconnaissons l’influence croissante de la Chine, ses politiques internationales présentent à la fois des opportunités et des défis que nous devons relever ensemble en tant qu’Alliance ». Par ces mots, le dirigeant de l'OTAN indiquait clairement que la Chine devenait un nouveau point stratégique prioritaire pour l'Alliance. Aujourd'hui, la Chine ne joue pas seulement un rôle central dans les affaires de sécurité de l’Indo-Pacifique, mais elle devient aussi un acteur de sécurité de plus en plus visible dans la périphérie de l'Europe. La résurgence de la puissance chinoise sur la scène internationale ouvre à la fois des opportunités économiques et commerciales pour beaucoup d’États, notamment pour les membres européens de l’OTAN, mais elle présente aussi des défis technologiques (5G, désinformation, espionnage), idéologiques (promotion du modèle anti-libéral) et militaire (accroissement des capacités militaires de l’Armée populaire de la Libération). De la sorte, pour les États de l’OTAN, le défi chinois, sur le plan capacitaire, est tout aussi important que le défi soviétique. La Chine se rapproche de l’Europe, via l’Arctique, via l’Afrique, via la Nouvelle route de la soie, mais ne pose pas une menace militaire directe aux membres européens de l’Alliance. Par conséquent, les États-Unis, puissance pacifique de l’Alliance, plaident pour un recentrage de l’OTAN vers l’Asie-Pacifique. 

Depuis sa création, en 1949, l’OTAN est la pierre angulaire de la stratégie américaine en Europe et l’alliance militaire la plus puissante de l’Histoire. Après la fin de la Guerre froide, l’OTAN est sortie de son rôle traditionnel tourné vers la protection de l’espace euro-atlantique. Bien évidemment, la Russie continue d’alimenter les craintes des États de l’OTAN ou favorables à l’OTAN que Moscou considère comme son « étranger proche » tels les États baltes, l’Ukraine et la Géorgie. Cependant, la menace russe n’est pas la menace soviétique, et aujourd’hui, le paradigme stratégique principal s’articule en Asie-Pacifique entre les États-Unis, puissance en déclin hégémonique, et la Chine, puissance montante et affirmée. En conséquence, ce « piège de Thucydide », pour reprendre la célèbre expression de Graham Allison, va nécessairement impacter l’Alliance par les États-Unis, membre le plus important de l’Alliance. La relation à la Chine constitue-t-elle la nouvelle grammaire du positionnement de l’OTAN ?

Réinventer une menace 

Les relations entre la Chine et l’OTAN ont toujours été complexes et difficiles. Depuis sa création, en 1949, la Chine voit l’Alliance comme un outil de Washington pour la suprématie américaine mondiale et un frein empêchant Pékin de retrouver sa place légitime, celle de puissance globale, perdue suite au siècle de l’humiliation (1839-1949). Partant de ce constat, la Chine voit l’OTAN comme une structure lui étant non seulement entièrement inamicale, mais également en quête d’une nouvelle légitimité après la disparition de l’adversaire soviétique. Ce « rémanent de la Guerre froide », selon les mots de Pékin, serait donc un outil stratégique hostile à la Chine dans la politique américaine de pivot vers l’Asie, amorcée par l’administration Obama en 2011. Ainsi, la politique américaine en Asie-Pacifique pousse les autorités chinoises à utiliser les mêmes éléments de langage que Moscou sur la stratégie d’encerclement de l’Alliance et la persistance d’une « mentalité de Guerre froide ». 

L’avènement de la Chine est le plus grand développement géopolitique des deux dernières décennies et le retour d’une compétition entre deux superpuissances entraîne un rééquilibrage des affaires internationales et des alliances. Pour les États-Unis, la Chine est un adversaire important tout comme l’était jadis l’URSS. Comme l’explique le politologue Aaron Friedberg : « Les États-Unis et la République populaire de Chine sont aujourd'hui enfermés dans une lutte silencieuse, mais de plus en plus tendue, pour le pouvoir et l'influence, non seulement en Asie, mais dans le monde entier ». De ce fait, cette « mondialisation » de la rivalité sino-américaine implique inévitablement des questionnements au sein de l’Alliance

C’est dans cet esprit, lors du 27e sommet de l’OTAN à Londres en décembre 2019, que la Chine fut pour la première fois mise à l’ordre du jour à la demande de Donald Trump. Néanmoins, selon Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’Organisation, le nouveau volet chinois, dans la réflexion stratégique de l’OTAN, n’a pas pour but « de déployer l’Alliance en mer de Chine méridionale ou d’établir une présence dans la zone ». Il s’agit avant tout de nourrir une réflexion globale, entre tous les membres de l’Alliance, face à la présente réalité stratégique : « la Chine se rapproche de nous. […] Nous les voyons [les Chinois] dans l’Arctique, en Afrique, investir massivement dans les infrastructures de nos propres pays et nous les voyons également dans le cyberespace ». Au vu des ambitions flagrantes de Pékin, l’Alliance commence à considérer la Chine comme un compétiteur sérieux en plus du défi posé par la Russie. De même, pendant longtemps, la focalisation traditionnelle de l’Alliance sur la Russie a eu tendance à éluder  le développement des capacités stratégiques chinoises. C’est ce qu’explique Emil Avdaliani, professeur de relations internationales à l’université de Tbilissi : « l’OTAN était concentré sur la Russie quand la Chine était en train de développer des capacités cybers, et de projeter sa puissance en Europe, en Arctique et en Afrique »

Le défi de l’axe Moscou-Pékin

Un autre sujet de préoccupation majeur pour l’OTAN est le défi que pose la coopération sino-russe. Par sa coopération avec la Russie, la Chine se rapproche des frontières européennes et atlantiques surtout dans la conduite d’exercices navals en mer Noire, mer Baltique et en mer Méditerranée. En Arctique, la Chine se positionne également comme un partenaire économique indispensable pour la Russie dans ses projets d’exploration énergétique. Pékin est alors en contact direct avec certains États arctiques, membres de l’OTAN. Le processus d’isolement de la Russie par les États occidentaux suite à ses ingérences en Ukraine, a largement poussé Moscou dans une entente avec la Chine principalement sur le plan économique. Ainsi, ces deux puissances, qui partagent des visions similaires de gouvernance, trouvent un intérêt commun quand il s’agit de s’opposer à l’OTAN et de coopérer en Arctique ou en Asie centrale. La chimère d’une entente sino-russe approfondie, sur le plan militaire et économique, dominant le « grand échiquier » eurasien inquiète les dirigeants de l’Alliance. À titre d’exemple, les investissements de la Chine dans les ports européens et infrastructures numériques essentielles, pourraient permettre à Pékin de ralentir une éventuelle réponse de l’OTAN à une agression russe, voire de dissuader certains alliés de l’OTAN de prendre des mesures contre les attaques ou les ingérences hybrides de la Russie. 

Néanmoins, la Russie est également inquiétée par ce partenariat avec la Chine. Aujourd’hui, avec l’autonomisation de son industrie de défense, Pékin a de moins en moins besoin du partenaire russe dans l’achat d’armements et la Chine développe une présence de plus en plus marquée dans les prés carrés russes en Asie centrale et en Arctique. Les décideurs à Moscou s’inquiètent, à terme, de voir leur pays devenir un partenaire mineur d’une alliance sino-russe asymétrique. En raison de l’absence actuelle d’alternative à Moscou sur la scène internationale, l’OTAN et ses États membres pourraient s’efforcer de convaincre la Russie qu’une certaine coopération avec l’Occident est possible, et que, par conséquent, cette coopération serait bien plus préférable à un avenir de partenaire junior de la Chine.  Néanmoins, ce scénario semble peu probable en raison du contexte de tensions existant entre l’UE et la Russie (Ukraine, Biélorussie, affaire Navalny). 

Nous le voyons, la Chine devient, et va devenir durant les prochaines années un facteur de préoccupation capital pour l’Alliance Atlantique. La Chine se rapproche de l’Europe quand les États-Unis pivotent vers l’Asie. La problématique chinoise s’invite dans le débat au sommet de l’OTAN à Londres, en 2019, et pose la question de l’impact du débordement de la rivalité sino-américaine dans la relation transatlantique. La question suivante se pose : quelle réaction les membres européens de l’OTAN vont-ils adopter face à un possible débordement de la rivalité sino-américaine sur l’Alliance ? 

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Ronan Corcoran, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur les problématiques de l'Arctique et de l'Europe du Nord.