Revenir au site

Le Cap Vert au carrefour des puissances : géopolitique d’un « Petit Pays »

| Noé Michalon, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy

3 septembre 2022

A quelque six-cents kilomètres à l’ouest des côtes sénégalaises, le Cap Vert a su domestiquer ses ressources limitées dans un écosystème fragile et aride. Tirant parti de sa position au carrefour des cultures et des routes commerciales, l’archipel suscite depuis son indépendance l’intérêt des principales puissances intéressées par sa position stratégique.

Une histoire marquée par le métissage

Inhabitées à l’arrivée des premiers navigateurs portugais au XVème siècle, les dix îles du Cap Vert s’imposent rapidement comme une plaque tournante commerciale essentielle. Elles permettent au Portugal de s’approvisionner, notamment en épices, en évitant d’emprunter la route transsaharienne alors contrôlée par les commerçants musulmans. Les premières villes portugaises fondées sur l’île de Santiago – aujourd’hui siège de la capitale, Praia – sont également la destination de prisonniers et indésirables portugais. Plusieurs esclaves y sont convoyés pour cultiver les terres alors assez fertiles à cette époque. Certains Juifs persécutés par l’Inquisition quittent aussi la péninsule ibérique pour trouver refuge au Cap Vert, où la répression est plus modérée.

Avec le début de la conquête des Amériques par l’Espagne et le Portugal et l’essor de la traite transatlantique des esclaves, le Cap Vert redouble d’importance stratégique et devient un port d’escale où les esclaves transitent avant leur traversée. Les îles attirent la convoitise des pirates et corsaires européens, qui y mènent des raids parfois destructeurs. Le métissage entre colonisateurs et commerçants portugais et européens, esclaves et affranchis de plusieurs origines participe à la constitution de langues créoles proches du portugais, qui varient selon les îles.

La révolution industrielle et l’extension des routes commerciales à travers le monde ravivent l’économie capverdienne au XIXème siècle : l’archipel occupe une position stratégique dans les échanges transatlantiques, notamment entre le Brésil indépendant et la vieille Europe. La compagnie britannique des Indes entrepose sur l’île de Sao Vicente un stock de charbon permanent capable de ravitailler les colonies de l’Empire, contribuant à l’essor du port de Mindelo, aujourd’hui la deuxième ville du pays, sur l’île de Sao Vicente. La culture de l’île s’en trouve influencée, son créole se mâtinant de quelques expressions anglaises, et les élites de la cité s’ouvrant au golf et autres hobbies britanniques. Le Cap Vert renforce son positionnement stratégique aux yeux des Britanniques, qui relient au télégraphe l’archipel puis en font une escale importante lors de la guerre contre les Boers en Afrique du Sud.

D’autres Européens s’éprennent du Cap Vert, à l’instar du Comte français Armand de Montrond, qui s’installe sur l’île volcanique de Fogo dans la seconde moitié du XIXème siècle et y laisse une nombreuse descendance qui pourrait représenter jusqu’au quart de la population actuelle de l’île selon certains historiens.

La population capverdienne s’exporte elle aussi, et pas seulement lors des exodes suivant les famines provoquées par les vagues de sécheresse dans le pays : dès la fin du XVIIème siècle, les baleiniers américains qui font escale dans l’archipel y recrutent également une main d’œuvre nombreuse. Avant le recours généralisé au pétrole, la chasse à la baleine est l’un des principaux secteurs d’approvisionnement énergétique et une diaspora capverdienne se développe dans le Massachusetts.

Cette histoire métissée se retrouve encore aujourd’hui, dans un pays où de nombreux cap -verdiens ne se considèrent pas entièrement comme Africains mais plutôt comme des « Pretos especiais » (« Noirs spéciaux »), avec « une conscience africaine et un inconscient européen » raconte le magazine portugais Publico. Une histoire particulière parfois source de tensions : une étude de 2014 avait révélé que 35% des quelques 15.000 immigrés vivant dans le pays – en majorité bissau-guinéens et sénégalais – s’étaient sentis discriminés.

Une politique étrangère opportuniste

Depuis son indépendance du Portugal en 1975 à l’issue d’une guerre menée par le révolutionnaire Amilcar Cabral conjointement avec la Guinée Bissau, où ont eu lieu l’essentiel des combats, le pays a su compenser ses ressources limitées par son positionnement géographique stratégique. Jusqu’au début des années 1990, le régime socialiste de parti unique mené par les leaders indépendantistes se concentre sur le développement de l’agriculture pour réduire sa dépendance aux importations et s’active sur le plan diplomatique.

S’il ne cache pas sa proximité avec les puissances du bloc communiste, le parti unique du Cap Vert choisit la voie des non-alignés pour tirer parti des rivalités entre Etats-Unis et URSS. Jouant sur une certaine ambiguïté auprès des deux puissances, le gouvernement parvient à obtenir une aide technique soviétique dans plusieurs secteurs, notamment dans la défense. Dans le même temps, l’archipel reçoit l’aide alimentaire américaine et envoie étudiants et main d’œuvre aux Etats-Unis. La diaspora capverdienne à travers le monde, écrit la chercheuse Kathleen Rochteau Coutinho, a ainsi permis au Cap Vert d’établir et de maintenir des relations diplomatiques avec des pays aux idéologies variables durant cette période.

Le gouvernement est également de tous les coups dans les organisations régionales qui prennent leur essor dans les années 1980 et 1990, et renforce sa coopération avec les autres pays africains lusophones, alors tous gouvernés par des partis marxisants dont certains leaders avaient été en détention au Cap Vert lors de la lutte pour l’indépendance. Le Cap Vert continue dans le même temps à ouvrir son aéroport de l’île de Sal aux avions de la compagnie nationale sud-africaine, alors boycottée par l’essentiel du continent pour protester contre l’apartheid. S’il met le pays dans une position diplomatique délicate, ce trafic aérien permet de remplir les caisses de l’Etat, qui parvient à échapper aux sanctions de l’Union Africaine au prix de négociations complexes.

L’ouverture du pays au multipartisme en 1992 n’a pas causé de rupture géopolitique majeure : le Cap Vert maintient depuis une politique de non-alignement et sait tirer parti de la concurrence entre puissances intéressées par son positionnement stratégique. Si ses principaux partenaires commerciaux restent l’ancienne puissance coloniale (40% des importations en 2016) et l’Espagne (14%) – notamment en raison de la proximité avec les îles Canaries – le pays attire des investissements du monde entier.

Un match Chine – Etats-Unis – UE ?

Construit par la Chine au temps du parti unique en 1985, le palais massif de l’Assemblée nationale du Cap Vert, à Praia, fait face à l’imposante ambassade de l’Empire du Milieu, jouxtant celle du Portugal et celle de la Russie, et rappelant l’ancienneté des relations sino-capverdiennes. Une proximité initialement fondée sur la fraternité marxiste entre les gouvernements, mais qui a survécu à la fin de l’ère monopartiste. Les dernières années ont ainsi vu un essor de la coopération entre les deux pays et les rues de Praia se parent de nombreuses plaques rappelant le financement chinois de multiples projets. En 2020, le pays a notamment inauguré une nouvelle université flambant neuve, financée à hauteur de 50 millions d’euros par Pékin. Les bâtiments, qui arborent une peinture rouge foncé et des lampions évocateurs, abritent en outre l’Institut Confucius du pays, qui enseigne le mandarin, tandis que la faculté de sciences humaines et sociales offre depuis peu une licence de quatre ans en études chinoises.

L’île lusophone chinoise de Macao, au statut administratif proche de Hong Kong depuis son rattachement à la Chine en 1997, sert également d’interlocuteur privilégié de Pékin auprès des autorités capverdiennes. Un concours annuel organisé par le ministère capverdien de l’éducation décerne aux meilleurs étudiants du pays des bourses d’étude à Macao. Un fonds d’investissement macanais est ainsi à l’origine d’un mégaprojet d’hôtel casino – une industrie particulièrement lucrative à Macao – de près de 90 millions d’euros lancé en 2019 sur un îlot de la capitale capverdienne, Praia.

La croissance de la sphère d’influence chinoise ne passe pas inaperçue, et les Etats Unis semblent vouloir rattraper leur retard dans le domaine. Washington DC estime à près d’un demi-million d’habitants la diaspora capverdienne vivant sur son sol – soit l’équivalent de la population du Cap Vert – et fait valoir ses liens historiques avec l’archipel, qui fut le premier territoire subsaharien à accueillir un consulat américain sur son sol, dès 1818.

L’agence de développement américaine Millennium Challenge Corporation a financé plusieurs projets massifs depuis les années 2000, dans le secteur des infrastructures et de la modernisation administrative (110 millions USD en 2005) ou encore dans l’eau, l’assainissement et la gestion des terres (66 millions USD en 2017). Adjacente au palais du gouvernement, une nouvelle ambassade américaine est en construction pour un coût estimé à 440 milliards USD, soit l’équivalent du quart du PIB capverdien. Les Etats-Unis affirment qu’un tel projet permettra d’injecter quelque 100 millions USD dans l’économie du pays et de créer des centaines d’emplois liés à l’ambassade, qui accueillera près de 300 diplomates.

Dans sa tournée africaine d’août 2022, la représentante étasunienne à l’ONU, Linda Thomas-Greenfield, n’a pas manqué de faire escale à Praia, où elle a proposé l’aide de Washington au Cap Vert, durement touché par la sécheresse comme par les conséquences globales de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février dernier. Si le Cap Vert a fait partie de la dizaine de pays africains ayant voté à l’AG de l’ONU pour demander le retrait des troupes russes, Praia demeure discret sur le sujet, suivant la position de non-alignement proposée par l’Union Africaine.

Plus proche géographiquement du Cap Vert que Pékin et Washington, l’Union Européenne tente également d’exister dans cette course à l’influence, tirant parti des forts liens bilatéraux luso-capverdiens. La devise nationale, l’escudo, jouit d’un taux de parité fixe avec l’euro qui crée de facto une affiliation du pays à la politique monétaire européenne, tandis que les flux commerciaux restent essentiellement tournés vers le Vieux Continent. Les citoyens européens (Royaume Uni inclus), qui peuvent entrer dans le pays sans visa, représentent l’écrasante majorité des touristes : en 2019, les Britanniques représentaient 30% des quelques 1,36 millions de nuitées d’étrangers visitant le pays, devant la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et la France.

De fait, les indicateurs de développement et de démocratie du pays sont considérés comme suffisamment élevés pour qu’une candidature d’adhésion à l’Union Européenne soit étudiée. Le Cap Vert dispose du soutien des archipels voisins des Açores, de Madère et des Canaries, qui font partie de la même région de la Macaronésie, pour renforcer ses relations avec l’UE, avec laquelle un Partenariat Spécial existe depuis 2007. Ce cadre a permis à l’UE d’investir environ 79 millions € entre 2014 et 2020, et de nouveaux projets seraient à l’étude dans le domaine des énergies renouvelables et de l’économie bleue.

Et demain ?

Jouissant dès l’indépendance d’un niveau d’éducation plus élevé que dans le reste des ex-colonies portugaises, le Cap Vert a su jouer de partenariats avec le monde entier pour atteindre un niveau de développement important, dopé par le tourisme et une utilisation judicieuse de ses ressources terrestres comme maritimes. Des rigoles d’irrigation sillonnent sur des kilomètres les montagnes escarpées de la grande île fertile de Santo Antao, au nord-ouest, tandis que le goutte à goutte est pratiqué dans les milieux plus arides pour préserver l’eau rare, dont le stock est également complété par des usines de désalinisation.

Le pays, qui n’a jamais connu de coup d’Etat, se distingue également par son climat politique apaisé : classé second à l’index démocratique en Afrique subsaharienne en 2020, il connaît actuellement une cohabitation entre les deux principaux partis rivaux, l’un occupant la présidence et l’autre la primature. La croissance démographique, limitée par le taux de fécondité le plus bas d’Afrique de l’Ouest (2,2 enfants par femme, le 4ème taux le plus bas d’Afrique) et une émigration continue, permet en outre à la population de rester stable dans un contexte où les ressources sont limitées. Ces paramètres ont su être déterminants pour attirer des investissements étrangers massifs. Le ministre des affaires étrangères cap-verdien, Rui Alberto de Figueiredo Soares, le disait en ces termes à l’envoyée américaine en août 2022 : « notre plus grande richesse, c’est notre démocratie, notre paix, notre sécurité et notre stabilité ».

Les infrastructures modernes du pays et ses bons résultats dans les classements ne devraient cependant pas aveugler : fortement dépendante du tourisme, l’économie capverdienne a montré sa fragilité à l’occasion de la pandémie de Covid-19, conduisant à une hausse de la pauvreté et de la criminalité. Sur le long-terme, la crise climatique renforce une pression déjà extrême sur les ressources en eau et les pratiques agricoles de l’archipel, qui subit depuis plusieurs années une sécheresse extrême et se trouve désormais menacé de désertification. Cette année, ce ne sont pas moins de 46.000 personnes qui se trouvent en insécurité alimentaire.

Ces défis incitent le pays à redoubler d’efforts dans sa diplomatie : au cours des dernières années, le gouvernement s’est fait l’un des principaux porte-paroles de la cause environnementale sur la scène internationale. En devant s’adapter rapidement, avant le reste du monde, aux conséquences du dérèglement climatique qui le frappent déjà, le Cap Vert a l’occasion d’être à l’avant-garde du combat environnemental.

Pour aller plus loin : deux papiers sur la relation entre le Cap-Vert et la Chine (en portugais) : ‘’Relaçoes Cabo Verde-China’’ et « O quadro de cooperação sino-cabo-verdiano na era de Xi Jinping »

 

 

Les propos tenus dans cet article n'engage pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.