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Les Bons, les Brutes et les Malins : le leadership américain à la recherche d'une nouvelle approche

| Anne Kraatz

22 janvier 2021

Les grands centres de réflexions américains — universités, think-tanks, fondations privées et publiques — ne cessent, depuis quelques années, de se pencher sur une mort annoncée, celle du leadership américain. Car cette question primordiale pour l'avenir du monde ne date pas d'hier. Les certitudes de la position unique des États-Unis en tant que modèle aspirationnel pour toutes les nations, mises en avant par les récents présidents américains tant démocrates que républicains, ne faisaient déjà plus illusion à l'intérieur même du pays, du moins parmi les membres de l'élite intellectuelle et politique. Les derniers événements en date ont montré la fragilité inhérente de ce modèle, le Wall Street Journal allant jusqu'à expliquer dans son éditorial sur les événements advenus au Capitole, que le mythe de la légitimité morale des États-Unis avait déjà subi « milles morts » (had died a thousand deaths).

Il n'est donc pas étonnant que le sujet ait fait l'objet de très nombreux articles dans les publications et rapports spécialisés comme Foreign Affairs, The Brookings Institution, The Quincy Institute, The Foreign Policy Research Institute et beaucoup d'autres. Dès 2012 paraissait un livre de Charles A. Kupchan intitulé No One's world : The West, the Rising rest, and the coming Global Turn (Le monde de personne : l'Ouest, le reste des pays émergents, et l'arrivée du tournant global) qui faisait l'objet de nombreux commentaires. En substance, l'auteur y disait sans ambages la nécessité pour l'Amérique de voir la nouvelle réalité en face : le monde n'est plus, disait-il, « fait » par les États-Unis où les nations-clientes seraient admises ou non ; au contraire il est en train de se diviser en parties de plus en plus éloignées du centre stratégique américain, chacune de ces parties souhaitant vivre leur vie propre et revendiquant tour à tour l'aide et l'assistance des États-Unis ou bien leur complète indépendance, selon les circonstances.

Kupchan enjoignait alors les autorités américaines à ajuster leur stratégie de leadership non pas en fonction de leur propre aspiration à tendance hégémonique mais au contraire à l'aune de cette nouvelle donne, plus complexe, plus difficile à appréhender étant donné les différences culturelles, économiques et politiques, et jugeait ce travail difficile mais nécessaire pour l'avenir de l'existence même du leadership américain.

Depuis 2012, l'idée a donc fait son chemin pour arriver à une conclusion partagée quasiment par tous les experts, dont pour n'en citer que deux, les professeurs James Goldgeier et Bruce W. Jentleson. Écrivant récemment pour The Brookings Institution, ces derniers indiquent que : « Les États-Unis doivent abandonner l'idée d'un “droit” (à être les leaders du monde) et faire ce qu'ils doivent faire à l'intérieur et à l'extérieur du pays pour être un leader parmi (d'autres) dans ce monde du 21ème siècle ». Plus significatif encore peut-être, l'article de Hillary Clinton publié dans le numéro de Novembre-Décembre 2020 de Foreign Affairs. Elle y détaille une nouvelle politique stratégique pour son pays, qui fait d'ailleurs, soit dit en passant, contraste avec les opinions pour lesquelles elle était connue, exemple typique de la capacité des américains à se réinventer selon les circonstances, non par opportunisme mais par une évaluation adaptée aux nouvelles situations. Rappelons-nous l'une des maximes les plus connues en Amérique, celle d'Oliver Wendell Holmes Jr, juge de la Cour Suprême en 1909, qui dit en substance : une constance insensée dans les idées est la marotte des petits esprits !

Il ne faut donc jamais sous-estimer la capacité des États-Unis à se réinventer et les plus grands esprits de ce pays s'interrogent actuellement sur la meilleure manière de le faire. Ils se divisent en trois parties : les bons, les brutes et les malins...

Pour les « Bons » : le multilatéralisme comme solution unique ?

Ce sont les tenants du soft power, mots que l'on ne traduit plus. Leur compréhension de la nature très diversifiée du monde les porte à considérer le multilatéralisme comme la seule solution permettant aux États-Unis de continuer à exercer leur leadership mais en mode plus bienveillant qu'auparavant.

Qu'entendent-ils par multilatéralisme ? Bien entendu sur le plan théorique, même philosophique pourrait-on dire, une plus grande attention portée aux différences culturelles des autres peuples. Sur le plan pratique, une augmentation des aides financières ou alimentaires aux pays qui en ont besoin de façon temporaire ou permanente, un soutien accru, plus souple et plus impliqué aux organisations internationales et à leurs actions, enfin un respect des décisions émanant de ces institutions et du droit international en général. Avec cela, un effort renouvelé pour reconstruire les réseaux d'influence plus ou moins détruits par la disparition quasi complète des activités autrefois conduites par l'agence USIA à travers les Centres Culturels (celui de Paris a fermé ses portes dès 1996) et autres bibliothèques et centres artistiques. L'idée à l'époque, pour le dire vite, était que la démocratie, la liberté d'expression et de comportement, et l'adhésion aux valeurs américaines pensées comme universelles « passeraient » sans coup férir à travers l'art, la musique, la littérature et l'audiovisuel américain.

À la fin des années 1990, beaucoup considéraient que la bataille du soft power avait d'ailleurs été largement gagnée étant donné la prépondérance de la musique américaine en particulier, de la manière de s'habiller (le blue-jeans) et de la pénétration de plus en plus profonde des expressions venues de la langue américaine dans le langage journalier de quasiment tous les pays du monde.

Une bataille si complètement gagnée qu'elle est désormais hors sujet

De fait, cette bataille a été si complètement gagnée que d'y consacrer de nouvelles ressources serait enfoncer des portes ouvertes. Les nouvelles technologies ont rendu la diffusion des idées si universelle que bien que les GAFA américaines en soient les fournisseurs techniques, ils ne peuvent pas en contrôler les contenus (même s'ils s'y essayent parfois comme on l'a vu récemment lors du mouvement d’insurrection au Capitole américain).

Dès lors les tenants du multilatéralisme s'arc-boutent en quelque sorte sur ce qui serait à leurs yeux la panacée et permettrait aux États-Unis de rétablir leur leadership mondial par la douceur : une redite améliorée de ce qui avait fait leur succès précédent, c'est-à-dire la réaffirmation des valeurs propres à la démocratie, dont l'état de droit et la liberté d'expression sont les mamelles. Cela va donc de l'établissement de relations avec des alliés ou des compétiteurs peu recommandables mais auxquels on pourrait faire entendre raison sur ces points, par exemple sur les droits humains (voir la Chine et les Ouïghours), sans pour autant leur appliquer systématiquement un régime de sanctions, régime à double tranchant, selon les « bons », en ce qu'il n'est pas efficace d'une part et qu'il donne « mauvaise réputation » aux États-Unis tout en étant largement contre-productif au niveau même des droits humains justement.

Bref, la solution des « bons » serait de se tenir droit dans les bottes des valeurs américaines, tout en étant à l'écoute des autres, en agissant par la persuasion en somme, plutôt que par la contrainte, en rassurant les alliés de toujours, au premier chef les Européens, voire même en les aidant à être plus autonomes au niveau sécuritaire. Ce dernier volet de la méthode du soft power préconisé par ses adeptes est sans doute celle qui fait le plus problème parmi les tenants de la manière forte comme on le verra ci-dessous.

Pour les « Brutes » : le militarisme contre l'émergence d’autres puissances ?

Ce sont bien évidemment les tenants de la manière forte ou plutôt de la projection de la force militaire des États-Unis comme méthode la plus susceptible d'être couronnée de succès dans la reprise du leadership mondial. Le militarisme des États-Unis n'est pas nouveau et ses adhérents sont nombreux parmi ses élites civiles autant que militaires, même si la population américaine se déclare dans tous les sondages particulièrement fatigués des guerres incessantes entreprises par leur pays depuis la guerre du Vietnam.

Devant l'émergence d'autres puissances comme la Chine et la résurgence de la Russie, au niveau de ce qui est perçu, pour cette dernière, comme son agressivité et ses interférences, les Faucons de l'administration, actuels ou précédents ont toujours préconisé une politique de maximalisation de la puissance militaire américaine, sinon de son emploi, en tant que dissuasion suprême contre les puissances qui s'aviseraient de vouloir lui faire concurrence. L'ancien Secrétaire d'État à la Défense de George W. Bush Jr. et de Barack Obama, Robert Gates, un Républicain conservateur (mais non signataire du manifeste des néo-conservateurs pour un nouveau siècle américain (1997)) a toujours à la fois mis en garde contre l'utilisation comme première option de cette force américaine et contre la diminution de ses effectifs ou de ses programmes de recherche sur des armes avancées. Il a réitéré cette opposition dans un éditorial récent publié dans le New York Times où il affirme l'essentialité de la prééminence incontestée des forces américaines.

Les « brutes » ou brutalistes qui l'ont précédé ou qui lui ont emboîté le pas préconisent eux l'utilisation immédiate, non pas des actions guerrières, mais des déploiements physiques des armes nécessaires à empêcher toute velléité de conflit armé de la part d'autres nations adverses : envoyer des sous-marins équipés de missiles nucléaires, des Bombardiers B-52 potentiellement porteurs de bombes nucléaires, de porte-avions chargés d'une armada de chasseurs, et la constitution de postes avancés, souvent avec l'aide des forces armées de la CIA, un peu partout où cela pourrait s'avérer utile. Les promoteurs de ces idées fortes sont certains membre du Pentagone, mais pas tous, les néo-conservateurs acharnés tels John Bolton, ancien chef du Conseil de Sécurité National de Donald Trump, ainsi que nombre de chercheurs des think-tanks conservateurs tels que The American Enterprise Institute, the Heritage Foundation et, jusqu'à un certain point The Cato Institute (tendance Libertaire).

Malgré les mises en garde contre l'excès de confiance envers le militarisme émanant parfois de ces mêmes conservateurs, il semble bien que domine chez eux la croyance fondamentale en l'invincibilité des forces armées américaines, malgré les nombreuses mésaventures rencontrées par ces mêmes forces armées dans le monde. Le budget alloué chaque année aux forces armées par les démocrates comme par les républicains semblerait devoir confirmer qu'au fond, tout le monde croit encore à ce pouvoir sinon de gagner tous les conflits mais en tous cas d'intimider le monde.

Quel est le leitmotiv des « Brutes » ?

Le leitmotiv de ces tenants du brutalisme est de renforcer l'OTAN mais surtout de faire payer les Européens pour cette protection, car l'OTAN n'est pas perçue par eux comme une entreprise collégiale, mais plutôt comme une sécurité pour ceux qui y participent sous et l'autorité des États-Unis. A la vérité, le discours du président Trump sur la nécessité pour les Européens, et pour les autres nations qui se sont mises sous la protection des États-Unis, de contribuer financièrement à cette protection, n'est pas véritablement mis en cause par les « bons », soit les tenants du multilatéralisme et il apparaît que certains dirigeants européens ou autres (voir les Japonais et les Sud-Coréens) en sont bien conscients. De plus, ce concept ne date pas d'hier, non seulement le président Obama mais aussi, avant lui, le président George W. Bush Jr., l'avaient déjà exprimé fortement, cette attitude purement transactionnelle résultant en grande partie de l'exaspération et du ressentiment de longue durée causés à Washington par le refus de l'Allemagne et de la France de participer à la guerre d'Irak.

L'autre volet de cette stratégie préconisée par les tenants du hard power est celle de l'encerclement du nouvel adversaire de première classe que constitue la Chine pour eux. L'idée est d'empêcher les forces chinoises de s'approprier définitivement non seulement les quelques îlots en mer de Chine qu'elle a déjà investis — pour ceux-là il est trop tard — mais surtout d'étendre son périmètre d'action de façon considérable notamment vers les autres pays de l'Asie du Sud-Est tels l'Indonésie ou les Philippines, deux pays dont l'alliance avec les États-Unis n'est plus aussi solide qu'auparavant. Toujours pour les « brutes », il est également impératif de montrer les dents pour assurer la Chine de la ferme intention des États-Unis, quel que soit leur président, de défendre Taïwan de toute incursion ou invasion chinoise, en positionnant des bâtiments de guerre à proximité du détroit de Taïwan et par une action diplomatique visible et contraire aux accords passés antérieurement avec la Chine sur ce sujet.

La diplomatie de la canonnière

Pour ce qui est du Moyen-Orient, les « brutes » s'insurgent contre le retour de l'administration américaine dans le JCPOA - Accord de Vienne sur le nucléaire iranien tel qu'il a été ratifié par les Iraniens et le groupe des 5+1 en 2015. Ils préconisent au contraire un nouveau cycle de négociations qui porteraient non plus seulement sur le nucléaire mais aussi et peut-être surtout sur les missiles iraniens à charges conventionnelles, ce qui, soit dit en passant, a peu de chances d'aboutir. Quant au régime des sanctions, si largement utilisé par les diverses administrations américaines et bien qu'il se soit révélé généralement peu efficace sur les dirigeants étrangers et à l'inverse très dommageable pour les populations affectées, les « brutes » en sont généralement les plus fermes promoteurs.

Bref, les « brutes » sont des tenants de la diplomatie de la canonnière, au propre comme au figuré, et jugent indispensable l'accentuation des pressions militaires, économiques et commerciales sur tout adversaire avéré ou potentiel.

Pour les « Malins » : imbriquer la politique intérieure et extérieure du pays ?

L'article de Hillary Clinton mentionné plus haut constitue l'un des meilleurs exemples d'une stratégie complète de smart power ou « pouvoir malin ». Elle y décrit en détail la nécessité d'imbriquer la politique intérieure dans la politique extérieure des États-Unis et vice-versa pour espérer pouvoir reprendre le leadership du monde libre. En effet, dit-elle en substance, comment exercer une influence extérieure à partir d'un pays où les infrastructures sont en piteux état, où les chaînes d'approvisionnement sont en Chine ou ailleurs mais pas au pays, où la gestion de la pandémie de la covid s'est révélée désastreuse, entre autres parce l'Amérique sous la présidence de Donald Trump s'est retirée de l'OMS dans ce moment crucial pour le monde entier. Elle y souligne l'absence de directives claires, voire l'antagonisme, de la part de l'administration Trump dans les autres grandes instances internationales, laissant le champ libre aux autres puissances, notamment la Chine qui y a placé ses « pions ».

Elle consacre plusieurs paragraphes à la nécessité de concevoir la force militaire américaine en termes nouveaux. Suivant en cela l'avis de nombreux experts, elle insiste en particulier sur l'obsolescence annoncée de certaines armes nucléaires extrêmement coûteuses à entretenir, difficiles à manœuvrer et à protéger d'attaques éventuelles, et en dernière analyse pratiquement impossibles à utiliser étant donné leurs retombées atomiques. Elle plaide pour des armes smart ou « malines », comme les missiles à charges conventionnelles ou les drones, moins coûteux, aux conséquences moins létales pour les populations et finalement plus efficaces dans des conflits futurs aux terrains moins extensifs ou dans la lutte contre le terrorisme par exemple. En vérité cet article fait figure de véritable feuille de route stratégique pour la nouvelle administration de Joe Biden et il apparaît probable que celui-ci s'en inspirera au moins en partie pour la conduite de la reconquête du leadership américain.

Une partie finalement difficile à jouer

La plupart des parlementaires démocrates, Représentants et Sénateurs, souscrivent grosso modo à la stratégie des « malins » ou du smart power, c'est-à-dire à l'utilisation d'une variante de la carotte et du bâton, seule méthode en vérité dont les succès historiques sont bien connus et qui a derrière elle une utilisation millénaire par les diverses puissances antiques et récentes, quels que soient par ailleurs la moralité ou l'immoralité de son usage. Encore faut-il avoir les moyens de proposer la carotte et d'utiliser le bâton et que, pour la rendre opérable, la population américaine et pas seulement ses représentants y souscrivent en majorité.

L'Amérique semblerait bien devoir encore rester la mieux placée pour mettre en œuvre de par sa puissance économique, sa puissance militaire, et surtout par la cohésion de sa population derrière le capitalisme, la liberté d'expression et l'état de droit, valeurs sur lesquelles le pays est fondé. Cependant, les divisions se creusent dans le pays à une vitesse et à une profondeur que peu d'observateurs auraient pu prédire avec exactitude il y a seulement quelques années, voir quelques jours lorsqu'a eu lieu une tentative d'insurrection au Capitole !

Le cabinet assemblé par Biden est composé d'hommes et de femmes d’expérience dont la diversité ethnique, si caractéristique de la population américaine, garantit une approche « maline » dans la mesure où elle doit composer avec ces éléments disparates de par leurs origines mais unis dans une même vision d'une Amérique qui se doit d'être puissante mais aussi bienveillante. D'après leurs déclarations initiales, ces hommes et ces femmes se sont dit fiers de l'histoire de leur pays, humbles devant les difficultés qui les attendent mais aussi bien conscient de la compréhension nécessaire des différentes aspirations des peuples, prises pour acquises jusqu'à une date récente, vis-à-vis de la démocratie à l'américaine.

Les adeptes du smart power ont manifestement bien réalisé que le monde n'est plus, comme le disait le président George W. Bush Jr., composé de nations qui sont soit « avec nous » soit « contre nous », mais qu'il existe au moins 51 nuances de gris entre les deux et qu'en tenir compte sera le seul vrai moyen pour les États-Unis de reconquérir un leadership, sinon hégémonique, du moins honorable.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Anne Kraatz est Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialiste des politiques américaines.