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La question amazighe l’avenir de l’identité linguistique et culturelle des Berbères

Par Ania Kaci Ould-Lamara, étudiante à Sciences Po Paris

19 avril 2017

Mots-clés : Amazigh ; Berbère ; Algérie ; Maroc ; Tamazight

En Algérie, la lutte pour l’identité berbère a abouti à la reconnaissance, dans le cadre de la réforme de la Constitution du 7 février 2016, du tamazight, la langue berbère, comme langue officielle du pays - même si l’arabe reste la langue d’État12. Au Maroc, la révision de la Constitution de 2011 a également fait du tamazight une langue officielle ; mais alors qu’une forte proportion de la population marocaine parle cette langue, les organisations berbères, ou amazighes, déplorent un rejet de leur culture dans le pays3. Revenons sur l’histoire amazighe à travers les siècles, des invasions romaines à aujourd'hui en passant par les tourments de la politique coloniale française.

Berbères ou Amazighen ?

Cette alternative n’est pas que linguistique mais touche à l’identité même des peuples concernés depuis l’Antiquité, car le mot « berbère » vient du latin barbarus, « celui qui n’appartient pas au monde romain »4. Au contraire, les Berbères se désignent eux-mêmes par le terme Amazighen (Amazigh au singulier), signifiant littéralement en tamazight, « hommes libres »5. Leur histoire s’articule autour de la conquête romaine, la christianisation, l'invasion vandale, puis la conquête arabe et l'islamisation. Elle est celle des rois de Numidie (ancien royaume du Maghreb central qui couvrit de 300 av. J.-C. à 46 av. J.-C. le nord de l'actuelle Algérie)6, Massinissa, Juba et Apulée ; celle des personnages mythiques comme Kahina la guerrière ou de la résistante kabyle Lalla Fatma. Aujourd’hui les Berbères, amazighophones, sont présents dans l’ensemble des pays du Maghreb, constituant des minorités conséquentes qu’on peut évaluer à 20-25 % de la population algérienne et à 35-40 % de la population marocaine : ils ne sont pas de simples minorités que l’État central pourrait facilement gérer et intégrer.

Pourtant, dès l’émergence de projets et mouvements nationalistes, tant algériens que marocains, les États-nations projetés ont été expressément définis comme arabes et musulmans, le caractère berbère étant, pour ainsi dire, effacé. Cette hostilité affichée à la berbérité ou « amazighité », est partagée par la plupart des courants idéologiques dominants au Maghreb, tous fortement représentés dans les appareils d’État dont en particulier l’arabo-islamisme, consubstantiel des États maghrébins. Ainsi cette définition de l’identité nationale est considérée par les courants idéologiques dominants et par les États maghrébins comme des « options fondatrices et irréversibles ». C’est ce qui a conduit dans les deux principaux pays concernés, l’Algérie et le Maroc, au développement dès les indépendances, de politiques dites « d’arabisation », visant tant à l’éradication du français, héritage de l’ancienne puissance coloniale, qu’à celle du berbère, réalité en contradiction avec l’affirmation de l’arabité essentielle de la nation.

Célébration du printemps berbère en Kabylie à Tizi Bouchene (Algérie), en 2016.

De fait, la question amazighe s’articule autour de celles, plus globales, qui secouent l’ensemble du Maghreb. Du Maroc jusqu’aux confins de la Libye, elle suscite une remise en cause de la souveraineté des États-nations actuels, fondés sur une volonté d’hégémonie culturelle arabo-musulmane, et pose également la question de l’avenir de l’identité linguistique et culturelle des Berbères, de la défense de leur identité linguistique et culturelle et de leur rapport aux questions de souveraineté face à des États.

Une histoire amazighe mouvementée à travers les siècles

L’histoire de la région regorge d’événements qui ont profondément bouleversé l’histoire des Berbères, influencé leur langue et leur culture, voire souvent remis en question leur identité. Mais malgré les invasions puniques, vandales, byzantines, arabes puis turques, malgré l’islamisation et l’arabisation d’une partie des populations, les Berbères ont réussi à préserver leur identité culturelle. La langue berbère, sous ses formes plurielles, ne semble par exemple pas avoir été particulièrement altérée par les influences étrangères, se contentant de retenir de chacune certains termes spécifiques.

Néanmoins, à partir de 1830 et du début de la colonisation française en Afrique du Nord, l’hypothèse d’une stratégie de création d’un « royaume arabe » confectionnée de toutes pièces par Napoléon III7, alors que le courant orientaliste était très puissant dans les pays colonisateurs, a considérablement changé la donne pour les peuples amazighs. En témoigne ainsi le discours impérial de 1860 sur le port d’Alger : « Notre possession en Afrique n’est pas une colonie ordinaire, c’est le Royaume arabe ». Prédisait-il l’effritement du Royaume ottoman et la création d’un royaume arabe unifié de la Syrie jusqu’au Maroc ?

Quelle politique coloniale française de la berbérité ?

La France coloniale a-t-elle mené une politique berbère et kabyle en Algérie, de 1830 à 1962 ? Pour le chercheur et professeur d’histoire du monde contemporain à l’Université Paris I, Pierre Vermeren, c’est certes une réalité idéologique, mais surtout un mythe administratif. En 1832, l’Emir Abd-El Kader, arabophone, fut ainsi reconnu par les Français comme chef militaire et politique en Algérie alors même que la moitié de la population algérienne était amazighophone. Les « indigènes » d’Algérie sont dès lors devenus « les Arabes » dans l’opinion française et occidentale, cette vision de « l’indigène arabe » perdurant jusqu’à l’indépendance du pays en 1962. Sous Napoléon III, les Saint-Simoniens, conseillers de l’empereur sur les questions coloniales et héritiers de l’expédition d’Égypte de Bonaparte (1798-1801), connaissaient le monde arabe à travers leur seule expérience égyptienne. Certains, convertis à l’islam comme Ismail Urbain8, principal conseiller impérial pour l’Algérie, apportèrent dès lors à Napoléon III cette vision partagée en Égypte ou encore en Arabie d’un Maghreb dépourvu de nuances et de particularités.

DiploLab « La question amazighe et les enjeux

de souveraineté en Afrique du Nord ». Aomar Oulamara. Cf. Infra.

Pourtant, face à la résistance de la population kabyle à l’invasion arabe puis face aux Français, à la fin du XIXe siècle, des religieux français comme l’archevêque d’Alger Charles Lavigerie, ainsi qu’un certain nombre d’idéologues coloniaux, ont conclu à la similarité des Kabyles avec les Gaulois résistant jadis aux invasions romaines. Ainsi pour ces religieux, il apparaissait nécessaire de « ramener » la population kabyle à ce qui était considéré comme sa culture d’origine, la culture latine, romaine, en effectuant une véritable évangélisation, entraînant notamment tout au long de la IIIème République française une compétition entre l’Église et la République sur le sujet de la construction d’écoles en Kabylie. Charles Lavigerie installe ainsi, dès 1890, parallèlement aux écoles de la République, des écoles religieuses en Kabylie. Cette compétition éducative entre la République et l’Église contribue activement à transformer la Kabylie, qui est encore aujourd’hui la région la plus francophone d’Algérie.

La mise sous le boisseau de la question amazighe aux XIXe et XXe siècles par les mouvements nationalistes arabes

Au XXe siècle, les mouvements nationalistes arabes, sous l’influence de dirigeants comme l’Égyptien Gamal Abdel Nasser, ou des partis politiques comme le parti Baas en Irak et en Syrie, ont influé la naissance et le développement des nouveaux États indépendants du Maghreb, notamment l’Algérie. Cette influence a pu prendre la forme d’une « arabisation » imposée de ces pays, aboutissant à leur intégration au sein de la Ligue arabe : Libye en 1953, Maroc et Tunisie en 1958, Algérie en 1962 et Mauritanie en 1973. Ainsi, les pays du Maghreb ont, au cours de leur lutte pour l’indépendance, reçu le soutien des premiers pays arabes émancipés du joug colonial comme l’Égypte et la Syrie, puis le Liban, soutiens du nationalisme arabe adoptant la langue arabe comme langue de la bourgeoisie, langue savante, et langue religieuse. Dans ce contexte, les Berbères sont devenus une cible du discours nationaliste arabe, ce dernier les assimilant volontairement aux alliés de la France – et allant jusqu’à arguer parfois que la question amazighe était une pure invention française.

C’est ainsi que dans les années 1980, en réaction à ce mouvement massif et radical d’arabisation, le printemps berbère a secoué l’Algérie et plus globalement le Maghreb, avec pour objectif de remettre le tamazight ainsi que les différents dialectes berbères au cœur de l’enseignement, de la culture et des institutions. Le mouvement éclata le 10 mars 1980 à la suite de l’annulation, sans explication, par les responsables de la Wilaya (ndlr. : division administrative) de Tizi-Ouzou , d’une conférence de l'écrivain Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne. Plusieurs manifestations universitaires éclatèrent alors à Tizi-Ouzou, capitale de la région de grande Kabylie, l’intervention des forces de l’ordre en réaction provoquant une grève générale spontanée dans toute la Kabylie le 10 avril 1980. Le mouvement, pourtant pacifiste, fut réprimé par la force, faisant au moins 126 morts et plus de 5 000 blessés9, ouvrant la voie à une remise en cause profonde du régime politique algérien.

Des revendications culturelles transnationales pour l’identité amazighe

Alphabet tamazight.

Aussi, dans chacun de ces États, la minorité amazighe s’efforce de voir reconnaître son identité, sa langue, sa culture. Cette reconnaissance s’appuie dans un premier temps sur celle de la langue tamazight comme langue nationale, adoptée par réforme constitutionnelle en 2011 au Maroc, et en 2016 en Algérie (malgré l’absence encore aujourd’hui de décret d’application) – à ceci près que la langue arabe demeure bien la seule langue officielle dans ces pays10. La question amazighe s’articule aujourd’hui autour de deux dynamiques : d’une part la reconnaissance de la diversité culturelle au sein des États, et d’autre part un discours politique de dissidence, avec l’adoption par exemple d’un drapeau et un hymne amazighs, créant une sorte de nationalisme alternatif dépassant les frontières internes du Maghreb et les nationalismes existant au Maroc ou en Algérie.

Une culture ou des cultures berbères ?

Cependant cette lutte pour la reconnaissance de la communauté amazighe se heurte elle-même au dilemme entre la revendication d’une culture unie pour l’ensemble des Berbères du Maghreb et la défense des diversités locales. La langue en constitue un exemple criant, car il n’existe en réalité pas une seule langue amazighe, unie et standardisée pour le Maghreb entier, mais une grande diversité locale où le tamazight regroupe au moins trois dialectes différents selon les régions : au Maroc par exemple, le chleuh est un dialecte utilisé principalement dans le Haut-Atlas, l'Anti-Atlas, le Souss et le nord du Sahara, ainsi que dans les grandes villes comme Casablanca, Marrakech et Rabat ; le tamazight est parlé principalement dans le Haut et le Moyen-Atlas. Dans sa forme moderne, il est encore parlé dans les oasis égyptiennes de Siouah et d’Augilia ; en Libye à Sokna dans le Djebel Nefouza ; en Tunisie à Djerba ; en Algérie dans l’Aurès, en petite Kabylie, au MZab, dans quelques oasis de la Saoura ainsi qu’à l’ouest aux environs de Lalla Marnia ; et au sein de nombreuses tribus au Maroc – en particulier chez les Chleuhs ; enfin le rifain est parlé principalement dans le Rif. En Algérie, on recense plusieurs dialectes issus du tamazight : le chaoui (ou tacawit) à l'est du pays, principalement autour du massif des Aurès, le kabyle en Kabylie ainsi que le tasahlite (variante également parlée en Kabylie), le mozabite dans la région du Mzab dans le sud de l’Algérie, et enfin le touareg, parlé dans le sud de l'Algérie – ainsi que dans le sud-ouest de la Libye, au Mali, au Niger et au nord du Burkina Faso. En Tunisie, le dialecte le plus utilisé est le chelha, parlé dans les villages berbérophones du sud du pays. Se pose donc avec acuité la problématique de la standardisation et de l’unification de ces dialectes locaux et nationaux. Se pose également l’enjeu du passage de l’oralité à l’écrit, pour permettre le développement de nouveaux modes d’expression comme la littérature ou le cinéma, et ainsi un foisonnement d’œuvres culturelles amazighes, autant de vecteurs de diffusion et de promotion de la culture amazighe. Ce passage à l’écrit se traduit notamment par le choix d’un alphabet pour la langue berbère, entre l’alphabet arabe et romain ou l’alphabet berbère tifinagh ; le refus d’utiliser l’alphabet arabe rappelant combien la promotion de la culture amazighe peut constituer une forme active d’opposition à la norme officielle de l’arabe11.

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Aujourd’hui encore, la question berbère constitue un véritable enjeu diplomatique à travers l’ensemble de l’Afrique du Nord. La question kabyle par exemple reste très vive en Algérie, comme en a témoigné la présence de plus d’un million de personnes aux funérailles du militant et homme politique, opposant historique au régime algérien, Hocine Aït Ahmed en janvier 2016 dans son village natal de Kabylie12. La même question se pose au Maroc, avec des pressions très importantes sur le roi Mohammed VI, la dimension amazighe du Maghreb étant présentée par ses pourfendeurs comme la seule voie de modernité possible pour le royaume chérifien. En Tunisie, le leader historique Habib Bourguiba décrivait déjà, selon l’expression de Stéphanie Pouessel, les traits d’une « mosaïque tunisienne »13, incluant dans cette expression l’identité berbère. Au Maroc et en Algérie, les récentes avancées en faveur du tamazight nous incitent à penser que la question de l’identité culturelle berbère n’est plus taboue ; pour autant, la hiérarchisation effectuée entre langue arabe et langue berbère prête à confusion. Assistons-nous donc à une ouverture et démocratisation culturelle du Maghreb ? Espérons-le.

1 VERDIER Marie, « La longue reconquête du berbère en Algérie », La Croix, le 8 février 2016, http://www.la-croix.com/Monde/Afrique/La-longue-reconquete-berbere-Algerie-2016-02-08-1200738477.

2 « L'élargissement de l'usage de tamazight, "un choix politique fort de l'Etat" », Algérie Presse Service, le 31 juillet 2016.

3 JOSEPH Marion, « Au Maroc, le berbère peine à se faire une place au soleil », La Croix, 8 janvier 2016, http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Au-Maroc-le-berbere-peine-a-se-faire-une-place-au-soleil-2016-01-08-1401560

4 STORA Benjamin, Histoire de l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 2004.

5 Ibid.

6Ancien royaume du Maghreb central (300 av. J.-C. – 46 av. J.-C.) qui couvre le nord de l'actuelle Algérie

7 STORA Benjamin, Histoire de l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 2004.

8 Ismaël Urbain était un métis originaire de Guyane, longtemps correspondant du Temps en Algérie avant de devenir haut-fonctionnaire au sein de l’administration coloniale. Il se convertit à l’islam en Égypte et devint très vite le principal conseiller de Napoléon III pour l’Algérie.

9 KERSANI Aziz, « Marches commémoratives du printemps berbère », Le Soir d’Algérie, le 21 avril 2010 http://www.djazairess.com/fr/lesoirdalgerie/98894

10 VERDIER Marie, « La longue reconquête du berbère en Algérie », La Croix, le 8 février 2016, http://www.la-croix.com/Monde/Afrique/La-longue-reconquete-berbere-Algerie-2016-02-08-1200738477

11 POUESSEL Stéphanie, « Écrire la langue berbère au royaume de Mohamed VI », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, novembre 2008, https://remmm.revues.org/6029

12 AKEF Amir, « Marée humaine aux obsèques de Hocine Aït Ahmed en Kabylie », Le Monde, le 4 janvier 2016, http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2016/01/04/maree-humaine-aux-obseques-de-hocine-ait-ahmed-en-kabylie_4841251_3210.html

13 POUESSEL Stéphanie, « La mosaïque tunisienne, c’est ici », le 17 mars 2015, https://stephaniepouessel.wordpress.com/2015/03/17/la-mosaique-tunisienne-cest-ici-3/

Cet article a été nourri par les discussions du DiploLab « La question amazighe et les enjeux de souveraineté en Afrique du Nord», organisé le 11 mai 2016 par l’Institut Open Diplomacy autour de Aomar Oulamara, écrivain de langue tamazight, Stéphanie Pouessel, chercheur et anthropologue à l’IRMC – Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain, et Pierre Vermeren, chercheur et professeur d’histoire du monde contemporain à l’Université Paris I. Ce DiploLab a été coordonné et modéré par Myassa Djebara, membre du programme MENA de l'Institut Open Diplomacy et étudiante à Sciences Po Paris.

Légende de la photo en bandeau : rue de Djerba en Tunisie avec une fresque d'une femme berbère.

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