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La blockchain, l’anti-Uber ?

par Kevin Cormier-Ribout, jeune reporter #OpenDiplo aux Rencontres annuelles du FMI et de la Banque mondiale en octobre 2016

14 juin 2016

Une révolution est en cours dans la façon dont l’information est échangée et partagée dans la structure même du web, c’est la blockchain. Cette nouvelle technologie est amenée à avoir des conséquences majeures sur les économies et les marchés de l’emploi grâce à un système de contractualisation réputé infaillible. Lors de son dernier DiploLab, l'Institut Open Diplomacy s’est donné pour mission d’éclaircir le sujet avec deux spécialistes : Pierre Porthaux, président et fondateur de Blockchain Solutions, et Nadia Filali, responsable du mandat et des offres à la Caisse des Dépôts pour laquelle elle a contribué au lancement de l’initiative d’une place commune sur la blockchain avec plusieurs partenaires dont Blockchain Solutions.

La blockchain, un échange direct, sécurisé et traçable

Tous les protagonistes de cette révolution semblent très enthousiastes sur le sujet, mais jamais assez experts pour l’expliquer de façon concise et claire. C’est peut-être tout simplement parce que la blockchain – ou chaîne de blocs en français – fait naître un tout nouveau paradigme de pensée dans l’échange d’informations, auquel personne n’est encore habitué.

La blockchain, c’est le protocole qui se cache derrière la monnaie virtuelle Bitcoin créée en 2009. La nouveauté, c’est que tous les échanges de Bitcoin, qui se font donc avec le protocole de la blockchain, se font sans aucun intermédiaire. La monnaie est protégée par un cryptogramme unique et tous les échanges sont inscrits dans un registre accessible à tous. Un millième de Bitcoin possède ainsi son propre code, unique, et toutes les transactions qui lui sont afférentes depuis 2009 sont visibles et consultables en direct. Le concept d’échange n’est pas nouveau en soi puisqu’il s’agit de peer to peer pour les connaisseurs, soit un échange direct de données entre utilisateurs. En revanche, la véritable innovation tient dans la sécurisation et la traçabilité uniques au sein d’un registre centralisé. « Il me faut au moins une journée pour expliquer à un néophyte le fonctionnement, les tenants et les aboutissants de la blockchain », indique Pierre Porthaux, qui s’est lancé dans le sujet il y a quelques années.

Confiance et désintermédiation : la blockchain à rebours de l'uberisation des services

D’aucuns prétendent que le Bitcoin est un rejeton de la crise économique et financière de 2008. La première révolution vient du degré de confiance acquis par cette monnaie virtuelle, dont le créateur est toujours inconnu, à un moment où la confiance accordée aux monnaies traditionnelles s’effritait.

Cette confiance est due au protocole de la blockchain. Tout d’abord, ce protocole est en open source, en libre accès. Ainsi autogéré, il tend à donner à ses utilisateurs un sentiment de contrôle et de transparence de leurs échanges. La cryptographie et la traçabilité des échanges par des chaînes de chiffres renforcent également la confiance des utilisateurs à un niveau jamais atteint, puisqu’il s’agit de vérifier une vérité mathématique qui certifie l’enchaînement des événements menant à l’échange. Cette certification s’appelle proof of work ; elle résout le problème des généraux byzantins dans la théorie des jeux[1] qui ne peuvent se faire mutuellement confiance de peur que plusieurs messages certifiés circulent en même temps. Le protocole de la blockchain rend ce dernier dilemme impossible, puisqu’il n’existe qu’une seule certification authentique. Pour Pierre Porthaux, le code contient donc « un protocole social qui lui est inhérent où la décentralisation et la collaboration tiennent tête au jacobinisme dans un mouvement libertaire ». Il ajoute que « la blockchain, c’est le contraire de l’uberisation. Uber est un intermédiaire, une autorité centrale validatrice, à l’instar de Facebook, Amazon ou Airbnb, qui décide de la rémunération de ses chauffeurs. Avec la blockchain, il n’y a plus besoin d’Uber, les clients et les chauffeurs peuvent se rencontrer directement sur la blockchain et décider ensemble du contrat qu’il veulent mettre en place en décentralisant la validation ». Cette mise en commun de la validation est une incitation forte à renforcer le système de décentralisation de la blockchain et décourage les monopoles.

C’est à ce moment-là que la blockchain quitte le Bitcoin, pour trouver des applications très nombreuses dans la vie quotidienne. Outre l’idée des chauffeurs, de nombreuses entreprises s’intéressent au bénéfice qu’elles pourraient en tirer : pourquoi ne pas lever de l’argent directement en dehors des plateformes de financement participatif, faire signer des contrats, vendre de la musique ou des films en ligne dont les acheteurs seraient réellement propriétaires ? Les États aussi s’adonnent à de multiples projections : pourquoi ne pas lever directement l’impôt sans intermédiaire administratif ou établir un cadastre, comme au Honduras où la sûreté du protocole de la blockchain peut pallier le manque de confiance entre les parties prenantes et la corruption ? Aussi, même si les entreprises peuvent se réjouir d’automatiser en toute sécurité certaines tâches, il devient urgent que tous les acteurs économiques – entreprises, États et populations – se préparent à la disparition de nombreux emplois d’intermédiation et à l’éclatement de leur modèle d’entreprise. Sur ce point, Pierre Porthaux et Nadia Filali font tous deux remarquer que les seniors, qui ont déjà connu la révolution numérique des années 2000, sont bien plus enclins à s’adapter à ces changements que ne le sont les plus jeunes nés avec Internet et qui, par conséquent, n’ont pas connu de révolution technologique majeure au cours de leur vie.

En l’occurrence, la France ne doit pas passer à côté de cette technologie comme elle l’a fait avec Internet, d’autant plus qu’elle a une véritable capacité à rayonner dans ce domaine. Suivant les propos de Nadia Filali, l’État a déjà beaucoup investi sur le sujet mais beaucoup moins que d’autres pays, notamment les États-Unis. Sans doute trop peu pour faire la différence. Il ne faut pas non plus attendre d’investissement massif de la part des GAFA[2] dans cette technologie, puisque cette dernière va à l’encontre de leur modèle même d’entreprise, fondé sur l’intermédiation. Les États ont donc un rôle important à jouer dans la mise en œuvre de la blockchain, d’autant que comme cette dernière enregistre chaque mouvement, elle nécessite de grandes capacités de traitement et de stockage - la consommation d’énergie totale de la blockchain dans le monde pourrait bientôt égaler celle d'un pays comme le Danemark. C’est donc bien le début d’une nouvelle révolution de l’ère numérique que le système du Bitcoin et de la blockchain nous permet d’observer et d’expérimenter à taille humaine.

[1] Le problème des généraux byzantins illustre le dilemme de plusieurs chefs d’armée lorsqu’il s’agit de collaborer et de prendre ensemble une cité ennemie. Ces chefs militaires ne sont pas en mesure de se déplacer et ne communiquent donc que par messager interposé, par intermédiation. Ils ne savent pas non plus s’ils peuvent faire confiance au message adressé par un autre chef militaire car ce dernier pourrait être un traître, ou prendre une décision ne sachant celles qui sont prises dans les autres camps. Cette problématique s’inscrit dans une théorie de jeux non-coopératifs tandis que la blockchain, elle, encourage à la coopération car tout le monde gagne plus et mieux à jouer ensemble.

[2] GAFA – acronyme désignant Google, Apple, Facebook et Amazon – est un terme utilisé pour désigner les plus grands acteurs d’Internet en termes de trafic, d’utilisateurs, de réputation, mais aussi de chiffre d’affaires. Toutes ces entreprises sont américaines et spécialisées dans l’intermédiation de services.

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