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Quel rôle pour l’Onu aujourd’hui ? - Grand entretien avec Bernard Miyet

| Hippolyte Cailleteau, Consultant éditorial de l’Institut Open Diplomacy

6 novembre 2020

Diplômé de Sciences Po Grenoble et de l’Ena, Bernard Miyet intégra le Ministère des Affaires étrangères en 1976. Il fut ambassadeur de la France auprès de l’Office des Nations Unies à Genève, ainsi qu’auprès du GATT et de l’OSCE. Il occupa le poste de Secrétaire général-adjoint des Nations Unies, chargé du Département des opérations de maintien de la paix à New York, entre 1997 et 2000.

L’Onu et les États

Hippolyte Cailleteau - Alors que le multilatéralisme vit une crise, les organisations internationales semblent impuissantes. Est-ce, selon vous, un fait conjoncturel, ou le résultat d’un effritement progressif de leur légitimité?

Bernard Miyet - Des contraintes systémiques ont toujours existé au sein de l’Organisation des Nations Unies. Lors de la Guerre froide, les impasses sur des dossiers brûlants étaient fréquentes. Il ne s’agit donc pas d’un fait entièrement nouveau.

Le fait est que ces difficultés touchent maintenant les divers domaines d’action de l’Organisation. Les politiques néo-libérales, promues dès le début des années 80, ont considérablement affaibli le rôle économique et social de l’ONU. Des organes comme la CNUCED ou le Conseil économique et social (ECOSOC) furent marginalisés. La chute du mur de Berlin avait initialement permis, sous le leadership ​américain, d’évoquer l’idée – éphémère - d’un nouvel ordre international et de relancer les opérations de maintien de la paix. Cependant, les drames du Rwanda et de Srebenica ont enrayé la mécanique, avant que les décisions contestables sur le Kosovo, l’Irak et la Libye ne paralysent l’action du Conseil de Sécurité. Enfin, la conception occidentale des Droits de l’Homme fait l’objet de contestations de plus en plus fortes de la part de la Russie, de la Chine et des régimes autoritaires.

Toutefois, le Conseil de sécurité des Nations Unies demeure l’instance mondiale exclusive d’autorisation de la force armée. Le droit de véto, largement critiqué, subsiste comme l’unique moyen de conserver les grands États au sein des discussions. Leur participation est une exigence pour assurer la légitimité et l’efficacité de l’instance.

L’Onu a-t-elle encore les moyens de pousser les états à coopérer, par exemple par le biais de nouvelles conventions internationales ? L’intérêt de l’Organisation ne réside-t-il pas dans le renforcement et l’application des traités existants ?

L’Organisation des Nations Unies n’a jamais été le lieu des décisions imposées, le vote du Conseil de Sécurité demeurant l’exception à cette règle. Certains traités comprennent des mécanismes juridictionnels ou d’arbitrage, comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Toutefois, leur mise en œuvre repose sur le respect des décisions prises par les États-parties.

L’adoption collective de nouveaux textes devrait effectivement être plus ardue. Des puissances comme la Chine, chantre autoproclamé du multilatéralisme, la Russie ou même les Etats Unis ont une conception du droit international à géométrie variable selon leurs intérêts. Nous ne pouvons être naïfs face au jeu des puissances et les organisations internationales ne sont pas à l’abri de ces combats.

Malgré tout, je persiste à penser que ces accords restent un outil nécessaire et un idéal atteignable. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, signée en 1982, fut le résultat d’années de négociations. On constate actuellement son importance, à l’heure des tensions en Méditerranée orientale. Par ailleurs, l’ampleur de nouvelles menaces, comme le réchauffement climatique, est entendue par les populations, qui incitent leurs gouvernements à agir. La collaboration internationale reste donc impérative.

L’ouverture aux acteurs non-étatiques

L’inclusion de la société civile et du secteur privé au sein des diverses instances de l’Onu est maintenant un fait établi. L’artisan de cette transformation fut l’ancien Secrétaire général Kofi Annan, avec qui vous avez travaillé. Cette démarche reste-t-elle pertinente ? Ce processus est-il abouti ?

La participation des ONG a été entérinée dès la création des Nations Unies. Cela s'accentue depuis les dernières décennies. La société civile est de plus en plus intégrée au dialogue multilatéral, et ce depuis la conférence de Rio sur l’environnement, de 1992. Ce changement est perceptible grâce au dialogue constant et riche avec les organisations non-gouvernementales (ONG), la communauté scientifique, les entreprises et les collectivités territoriales. D’autres organes, et tout particulièrement les instances en charge des Droits de l’Homme, ont établi des liens étroits avec les associations accréditées auprès de l’ECOSOC. Celles-ci apportent régulièrement des informations concrètes et précieuses dans les débats.

Kofi Annan a réussi à élargir le cercle des partenaires, notamment aux firmes multinationales. Il avait conscience du rôle qu’elles pouvaient jouer du fait de leur puissance économique et financière. Le résultat en fut le Pacte Mondial (​Global Compact​), signé lors de l’Assemblée générale du millénaire, en 2000.

De nombreuses initiatives continuent de se mettre en place incluant ces nouvelles voix. Les Objectifs de Développement Durable (ODD) sont une manière d’inciter les peuples à se saisir directement des questions planétaires. Les collectivités territoriales, comme les métropoles ou les régions, exercent un poids croissant sur les négociations. C’est une dynamique qu’il faut observer de près et encourager.

Pour vous, l’inclusion de nouveaux acteurs ouvre-t-elle la voie à une démocratisation accrue des institutions internationales ?

Sans aller aussi loin, c’est, à mon sens, un moyen de représentation citoyenne de plus en plus fort. Alors qu’autrefois, l’engagement citoyen passait essentiellement par les partis politiques, la contribution des ONG est de plus en plus prééminente. Elles transcendent les frontières nationales, afin de mobiliser autour d’enjeux planétaires. La prise de conscience environnementale est une de leurs réussites les plus convaincantes.

L’élargissement à de nouveaux participants conduit à des capacités d’action renforcées dans certains domaines. Les moyens financiers des grandes entreprises permettent de financer des actions ciblées vers des objectifs communs. De plus, leur participation à Global Compact les conduit à renforcer la nature éthique et sociale de leurs décisions économiques. C’est, par exemple, le cas sur la question du travail des enfants.

Nous devons cependant rester prudent, et garder en tête le chemin à parcourir. La majorité des ONG ont leur siège dans des pays occidentaux. Cela suscite des questions sur leur capacité à représenter les pays en développement. D’autre part, les liens entretenus par certaines avec des gouvernements nationaux soulignent de possibles conflits d’intérêts.

On parle souvent de l’OIT comme d’un modèle, rassemblant au sein de ses organes de gouvernance les représentations de tous les acteurs - employés, entreprises et États. Un tel fonctionnement vous semble-t-il généralisable à toutes les organisations onusiennes ?

Les institutions existantes font face aux défis de la légitimité et de l'efficacité. Pour y répondre, le schéma de l’OIT n’est pas directement transposable. Face aux difficultés de la négociation dans des instances multilatérales, la tentation a été de transférer le débat dans des cercles restreints, comme le G7 ou le G20. Pour aborder à nouveau ces questions au sein d’organes de l’Onu, des réformes sont requises, compte-tenu des pesanteurs inhérentes au système.

Quelles perspectives d’avenir ?

L’Organisation des Nations Unies a été fondée en 1945 sur des valeurs partagées comme les droits humains ou le respect de la souveraineté étatique. Alors qu’elles semblent menacées, comment revitaliser leur défense et leur promotion dans l’enceinte multilatérale ?

Les obstacles résident dans la contestation et le rejet du droit international. L’action de la Russie en Crimée, ou l’ignorance par la Chine de l’arrêt de la Cour internationale de Justice sur la délimitation de la mer de Chine méridionale sont des exemples probants. Ce ne sont pas les seuls à faire fi des accords internationaux, les États-Unis ayant pour leur part refusé de signer ou ratifier de nombreux protocoles. Encore aujourd’hui, les États cherchent à s’affranchir de leurs engagements internationaux au nom d’intérêts nationaux.

Tous justifient leurs choix au nom de la souveraineté nationale dont le principe est au cœur de la Charte de San Francisco. Les valeurs et principes qui en découlent comme la non-ingérence dans les affaires intérieures, le droit à l'autodétermination ou le respect des frontières peuvent aboutir à des contradictions. Dans des situations complexes, il est crucial de résoudre ces controverses par le dialogue démocratique et le respect du droit.

Aussi capitales que soient ces valeurs, elles tendent parfois à privilégier l’Etat au détriment du droit des peuples. Or, il faut se rappeler que la Charte de 1945 commence par les mots : “​Nous, peuples des Nations Unies”​. Elle précise que c’est en leur nom que les gouvernements l'adoptent. Ce sont, souvent, des dirigeants ou régimes politiques non démocratiques qui utilisent le paravent de la souveraineté nationale pour préserver leurs intérêts propres. C’est pourquoi il importe de mettre l’humain au centre du système, et non pas exclusivement la protection des intérêts étatiques.

Le XXIe siècle a vu l'apparition de nouvelles formes de guerres. Face à des menaces cybernétiques, terroristes ou économiques, comment faire évoluer les opérations de maintien de la paix ?

Le pragmatisme est de rigueur : on ne peut imaginer que le Conseil de Sécurité puisse intervenir dans le cadre d’une guerre dans le cyberespace. Si un accord de désarmement devait être conclu, il le serait entre les puissances qui possèdent ces capacités militaires. Ce serait une dynamique similaire aux accords START, signés par les États-Unis et l’URSS.

Ces nouvelles formes de conflits potentiels ne signifient pas pour autant la fin des opérations de maintien de la paix traditionnelles. Durant mon mandat comme Secrétaire général-adjoint, la communauté internationale a pris conscience de leur importance, malgré les échecs subis au Rwanda et en ex-Yougoslavie. Les opérations menées au Kosovo, au Timor-oriental ou en Sierra Leone ont démontré leur utilité. La présence de casques bleus a permis d’éviter de nombreux drames humains et conserve son importance.

En conclusion, quelles priorités pour l’Onu en cette nouvelle décennie ? Quel rôle dans le système multilatéral en 2020 ?

L’Organisation des Nations Unies reste l‘enceinte où tous les pays du monde, dont les plus petits, sont représentés et peuvent exprimer leurs points de vue. Il s’agit de l’unique cercle au sein duquel les plus modestes peuvent rencontrer les plus puissants. Cette arène doit à tout prix être préservée.

Certes, dans les domaines économiques et sociaux, le système apparaît fragilisé. En réalité, le tableau est plus nuancé. Les institutions spécialisées, comme l'Union internationale des télécommunications, continuent à jouer un rôle majeur dans leur secteur d’activités. De plus, il convient de noter que l’ONU à réussi à rassembler autour d’objectifs communs et à prendre des décisions remarquables. Cela concerne la protection de l’environnement et de la biodiversité, ou le développement avec les ODD. Les accords sont aujourd’hui moins des conventions contraignantes que des cadres généraux. Leurs objectifs ne sont pas toujours complètement atteints, mais ils permettent de conserver un lien constant et une discussion régulière entre toutes les nations.

Les principaux risques actuels et futurs tels que le terrorisme, le réchauffement climatique, la cybersécurité ou la fiscalité des entreprises multinationales, sont par nature transfrontaliers. Ils ne pourront se résoudre par des simples négociations bilatérales. L’Onu, seule organisation universelle et malgré les fragilités et critiques, est la seule à pouvoir favoriser la résolution des problèmes.