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GAFA, make antitrust great again !

| Simon Cardoen & Rose Portier, Fellows de l'Institut Open Diplomacy

31 mars 2020

« Make antitrust great again », tel est le slogan qui ressort à la lecture du dernier article de recherche d’une doctorante de Yale consacré à la stratégie anticoncurrentielle d’Amazon. Dans ce domaine, le cas d’Amazon ne fait pas exception puisqu’il est souvent reproché aux GAFA d’abuser de leurs positions dominantes.

Acronyme de Google, Apple, Facebook et Amazon, auquel est parfois adjoint Microsoft, les GAFA(M), géants de la Silicon Valley, ont conquis l’économie du numérique. Leur pouvoir est devenu tel qu’ils sont parfois perçus à eux seuls comme des États, des États dans l’État. Les bénéfices d’Apple (59 milliards de dollars) rivalisent avec le PIB du Luxembourg, tandis que la capitalisation boursière de ces entreprises stars (4200 milliards de dollars) rivalise avec le PIB allemand. Google, Apple, Facebook et Amazon seraient donc devenus trop puissants.

Cet article est l’occasion de mieux comprendre l’économie du numérique et les stratégies déployées par ces géants pour dominer le marché et échapper aux anciennes politiques de concurrence.

La constitution de géants du numérique : effets de réseau et force de concentration

Une domination naturelle

Pour comprendre les GAFA, il convient tout d’abord de se pencher sur les caractéristiques spécifiques de l’économie numérique. Dans ce secteur, les entreprises supportent d’importants coûts fixes afin de mettre en place et développer leur infrastructure. Or, une fois celle-ci opérationnelle, le coût de reproduction des services proposés est très faible. L’économiste américain J. Rifkin parle même de « coût marginal zéro ». Les firmes du secteur ont alors intérêt à produire abondamment pour amortir leurs coûts fixes et réaliser des économies d’échelle. Ce type de configuration favorise la constitution de monopoles. L’économie numérique est également caractérisée par la présence d’externalités de réseau. Selon la loi de Metcalfe, cela signifie que si vous êtes le seul membre d’un réseau social, vous n’en tirerez aucune utilité. En revanche, si vos connaissances en font également partie, vous pourrez plus facilement échanger et partager du contenu avec elles. La plateforme présente ainsi une utilité lorsqu’elle atteint une certaine taille, ce qui favorise la domination d’une poignée d’entreprises.

Par exemple, la qualité du moteur de recherche de Google s’améliore avec le nombre de requêtes effectuées. Ceci lui permet d’augmenter la pertinence des résultats proposés à chaque recherche. Toutefois, ce mécanisme peut conduire à la domination d’une entreprise du numérique. En effet, la pertinence grandissante d’un moteur de recherche attire de nouveaux utilisateurs, ce qui accroît d’autant plus son efficacité : c’est l’effet boule de neige. Sur les marchés du numérique, les premiers entrants sont ainsi avantagés et risquent de rafler les mises en dominant le marché. Google et Facebook, sans véritables concurrents de taille, en sont l’exemple type.

La gratuité des services proposés par Google et Facebook ne fait qu’accentuer et accélérer l’effet boule de neige. En effet, cette gratuité permet une diffusion très rapide de l’entreprise, dès lors qu’elle est opérationnelle. C’est une nouvelle forme de concurrence : les entreprises ne sont pas concurrencées sur le marché mais elles se concurrencent à l’entrée, « pour le marché » (J. Van Reenen, MIT). À ce jeu-là, les GAFA semblent avoir une longueur d’avance sur leurs rivaux. À titre d’exemple, Google concentre à lui seul 90% des requêtes sur internet dans le monde, selon une récente étude du Guardian.

Enfin, les firmes déjà présentes sur le marché disposent d’une clientèle qui n’est pas toujours prête à se tourner vers d’autres services ou technologies. En effet, passer d’une technologie à une autre présente des coûts pour les utilisateurs : on parle de coûts de changement, ou encore de « switching costs ». Il peut s’agir de coûts d’apprentissage du fonctionnement de nouvelles plates-formes ou technologies, de coût de résiliation d’abonnement. La présence de ces coûts tend à renforcer la position des entreprises déjà implantées sur le marché, au détriment des potentiels entrants.

Une domination naturelle mais volontaire

Récemment, Amazon, Google et Facebook ont été soupçonnés d’exercer une concurrence déloyale bloquant l’émergence de concurrents sur le marché du numérique. Il semblerait donc que cette domination soit aussi volontaire. J. Bezos, le créateur d’Amazon, n’a jamais caché cette intention. Dans une lettre aux actionnaires, il écrit : « Nous croyons qu’une mesure fondamentale de notre succès sera notre capacité à étendre et à consolider notre position actuelle de leader du marché. Pour atteindre cette taille, l’entreprise a donné la priorité à la croissance ». Cette stratégie a conduit l’entreprise à diminuer ses prix tout en investissant massivement. L’idée est ainsi de renoncer aux profits de court terme pour s’implanter en force sur le marché. Le succès de la plateforme repose notamment sur un programme de fidélité, Amazon Prime, qui lui a fait perdre en rentabilité mais gagner en adhésions.

Une autre stratégie des GAFA est d’étendre de manière agressive leur domination et leurs activités dans de multiples secteurs. En plus d’être un détaillant, Amazon s’est entre autres spécialisé dans le marketing, la livraison, les services de paiement, l’édition d’ouvrages et la fourniture de services de stockage (cloud). En plus d’être un réseau social, Facebook lance sa propre cryptomonnaie et a racheté de nombreux concurrents comme WhatsApp et Instagram. On peut également penser au rachat de Quidsi par Amazon.

En 2008, cette entreprise de commerce électronique spécialisée pour les nourrissons a connu une croissance spectaculaire qui a attiré l’attention d’Amazon. Les fondateurs de Quidsi ont toutefois décliné une offre de rachat en 2009 par Amazon. Peu de temps après, Amazon a réduit ses prix pour les couches et autres produits pour bébés jusqu’à 30% afin de défavoriser la start-up. D’après les estimations, Amazon était sur la bonne voie pour perdre 100 millions de dollars sur trois mois avec cette opération. Néanmoins, cette perte de chiffre d’affaires a permis à Amazon de concurrencer Quidsi de façon déloyale et de la contraindre à accepter une offre de rachat, avant que la start-up ne perde encore plus de valeur. Finalement, après avoir racheté un rival clé et réalisé des pertes conséquentes avec sa stratégie de prix prédateurs, Amazon a de nouveau augmenté ses prix.

Des pratiques anticoncurrentielles et de lobbying avérées

En avril dernier, un nouveau dossier a été déposé à la Commission européenne. En effet, Spotify, le numéro un de la musique en ligne, a porté plainte contre Apple pour pratiques anticoncurrentielles. En effet, l’entreprise est accusée d’utiliser son App Store afin de limiter le développement de Spotify et favoriser l’essor d’Apple Music. Pour ce faire, Apple aurait limité l’accès à Spotify sur certains de ces produits tels que Siri ou l’Apple Watch. La guerre du streaming musical est alors lancée et ne s’arrête pas là. Effectivement, Apple souhaite lancer son propre service de streaming vidéo. L’entreprise a déjà tenté de faire de l’ombre à Netflix en lui imposant une taxe dite « taxe Apple » en contrepartie des services fournis par l’Apple Store. Netflix a riposté en mettant fin à leur collaboration. La marque à la pomme semble ainsi bien déterminée à dominer le marché et à étouffer la concurrence.

Enfin, les géants du numérique déploient des moyens considérables pour tenter de peser sur les décisions européennes. Pour mieux cerner le sujet il convient de consulter le registre de transparence, créé en 1996 à Bruxelles. Il s’agit d’une base de données de la Commission européenne qui répertorie les organisations cherchant à influencer le processus de décisions politiques, ainsi que leurs budgets. Il permet alors au public d’exercer une surveillance, de suivre les activités des lobbyistes et en matière de lobbying, les GAFA ne sont pas en reste. Ils ont installé des équipes entières à l’ombre du siège de la Commission européenne.

À eux seuls, Google et Apple possèdent un budget de 8 millions d’euros destiné uniquement à la Commission européenne et leur terrain de jeu ne s’arrête pas là. En 2018, aux États-Unis, Google a dépensé 18 millions de dollars en lobbying. Ces pratiques limitent la portée des projets politiques destinés à mieux encadrer la puissance des GAFA. En mars 2019, faute d’unanimité, le projet de taxe GAFA de 3% du chiffre d’affaires a été rejeté par les 28 pays de l’Union européenne. Le lobbying et les pratiques parfois douteuses des entreprises du numérique ont leur part de responsabilité dans cet échec.

Une nécessaire adaptation de la politique de la concurrence

Repenser le contrôle des concentrations

En Europe, le contrôle des concentrations est supervisé par la Commission européenne via le règlement du 21 décembre 1989. Ce contrôle vise à évaluer l’impact sur le marché européen, d’une opération de fusion ou d’acquisition entre deux entreprises. Ainsi, ces opérations sont autorisées si elles ne faussent pas la libre concurrence et ne viennent pas renforcer une position dominante susceptible d’entraîner des pratiques abusives. Dans le cas contraire, la Commission intervient afin d’interdire ces mouvements de fusions et d’acquisitions. Pour ce faire, la Commission européenne surveille et évalue les chiffres d’affaires des entreprises concernées par l’opération. Au-delà d’un certain seuil jugé critique, l’intervention de l’autorité est nécessaire.

Néanmoins, dans le cadre de l’économie du numérique, raisonner en termes de chiffre d’affaires ne semble pas toujours adapté pour déceler les opérations susceptibles d’entraîner des abus de position dominante. En effet, la plupart des opérations de concentration s’effectuent entre des grandes entreprises et des start-ups dont le chiffre d’affaires n’est pas suffisant pour attirer l’attention des autorités. Or, ces start-ups ont souvent un potentiel de croissance considérable et leur rachat par des géants du numérique limite, à terme, la concurrence sur le marché.

Pour remédier à ce problème, la Commission européenne a lancé en 2016, une consultation publique visant à repenser le contrôle des concentrations. L’idée serait de se référer au montant de la transaction et non au chiffre d’affaires des entreprises concernées. Effectivement, les start-ups sont parfois rachetées à des prix très élevés, ce qui témoigne de leur potentiel d’évolution. On se souvient, par exemple, du rachat de WhatsApp par Facebook en 2014 pour un montant de 22 milliards de dollars, alors même que le chiffre d’affaires de la firme ne dépassait pas les 11 millions de dollars fin 2013.

Maintenir le caractère dissuasif des sanctions face aux abus de position dominante

La politique de la concurrence doit donc s’adapter. La commissaire européenne Margrethe Vestager l’a bien compris. Elle mène depuis plusieurs années une politique très ferme à l’encontre des abus de position dominante. En moins de deux ans, Google a été sanctionnée à trois reprises pour ce motif et le total des amendes imposées s’élève à 8,2 milliards d’euros. Récemment, en mars 2019, Google a été accusée de pratiques anticoncurrentielles à la suite d’un usage controversé de son système de publicité AdSense for Search. Entre 2006 et 2016, Google aurait ainsi limité l’usage de services de publicité concurrents pour les sites web.

Malgré les sanctions qui se suivent et se ressemblent, les pratiques anticoncurrentielles des entreprises du numérique perdurent. Cela soulève alors la question de l’efficacité des sanctions et de leur caractère dissuasif. La dernière amende infligée à Google, d’un montant de 1,49 milliards d’euros, représente moins de 2% de son chiffre d’affaires de 2018. Il semble par ailleurs que les géants du net n’éprouvent pas de difficultés particulières à tourner à leur avantage les sanctions qui leur sont imposées. À la suite de sa condamnation avec Android, Google a décidé de permettre à trois moteurs de recherche concurrents de figurer aux côtés de Chrome, son navigateur, au moment de la configuration des smartphones tournant sur Android. Cette opportunité n’est pas sans coût pour la concurrence puisque le choix des trois moteurs de recherche se fera au moyen d’une vente aux enchères orchestrée par Google. Pour l’entreprise, c’est un moyen, de transformer l’amende de 4,3 milliards d’euros en opportunité commerciale. Face à de telles pratiques, de nombreuses voix se font entendre et plaident en faveur du démantèlement des GAFAM.

Vers un démantèlement des GAFAM ?

La difficulté à stimuler un climat concurrentiel et à infliger des sanctions « crédibles » aux géants du net soulève la question de leur démantèlement. C’est ce que suggère la candidate aux primaires démocrates, Elizabeth Warren. La sénatrice du Massachusetts souhaiterait notamment la mise en place de régulateurs pour annuler certaines acquisitions jugées anticoncurrentielles, comme le rachat de WhatsApp et d’Instagram par Facebook ou encore de Whole Foods par Amazon. L’arme du démantèlement a déjà été utilisée aux États-Unis à la fin du XXe siècle à l’encontre d’AT&T, entreprise qui disposait d’une position de monopole dans le secteur des télécommunications. AT&T est alors démantelée en 1982, scindée en différentes sociétés, elle perd 70% de sa valeur. À la suite de cette opération, la concurrence semble revenir sur le marché des télécommunications. En théorie, le démantèlement pourrait ainsi permettre de réduire la position dominante des GAFAM sur le marché du numérique.

Toutefois, malgré la réussite de l’opération d’AT&T, rien ne peut assurer qu’il en serait de même pour le marché du numérique. En effet, en raison des effets de réseaux évoqués tout au long de cet article, il est fortement risqué de démanteler les GAFAM. Cela risquerait de reproduire les mêmes effets avec la croissance hors norme de certaines entreprises dès le démantèlement des GAFAM.

Finalement, le marché pourrait revenir vers des situations de positions dominantes mais avec de nouveaux acteurs. Certains y voient notamment la possibilité d’offrir un pouvoir surdimensionné aux BATX, les géants du web chinois. Au-delà de la concurrence il y aurait aussi des enjeux stratégiques et politiques. La maîtrise de l’intelligence artificielle par exemple, accorde un rôle géopolitique non négligeable aux GAFAM et les démanteler donnerait alors à la Chine le leadership mondial en la matière. Dès lors, on peut aisément comprendre pourquoi le Pentagone pourrait s’opposer à une telle mesure.

Si un démantèlement est peu probable, les autorités américaines et européennes restent sur leurs gardes. Aux États-Unis, des réflexions sont menées sur le devenir des lois antitrust face à la puissance des GAFAM et de son côté, l’Europe fait preuve d’une tolérance zéro face aux abus de position dominante.

Bibliographie :

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