La participation des citoyens au projet européen constitue un défi démocratique de longue date. Le système politico-administratif européen est perçu le plus souvent par les citoyens comme une forteresse éloignée des préoccupations concrètes. Les critiques de la bureaucratie bruxelloise sont de plus en plus retentissantes et font l’apanage des mouvements populistes. La légitimité des institutions, perçues comme éloignées des citoyens, est remise en cause. La compréhension des enjeux européens et l’intérêt pour l’Europe demandent un certain niveau de connaissances. Les taux d’abstention aux élections européennes témoignent d’un manque d’investissement citoyen, voire d’un désamour vis-à-vis de l’Europe, un projet de paix, un projet économique - mais pas un véritable projet politique et citoyen ?
Afin, à la fois, de restaurer leur légitimité face aux citoyens et d’améliorer le processus de décision, il est donc essentiel de mettre la démocratie au centre du fonctionnement des institutions de l’Union européenne. Ainsi la démocratie participative, vue comme l'ensemble des démarches et des procédures qui visent à associer les citoyens « ordinaires » au processus de décision politique (selon la définition de Loïc Blondiaux, dans Le Nouvel Esprit de la démocratie, 2008), pourrait contribuer au rapprochement entre les citoyens et les institutions. Une démocratie participative à l’échelle européenne peut-elle véritablement émerger ?
Une démocratie représentative mise à mal par le déficit démocratique
Aujourd’hui, le Parlement européen comme les Conseils (Conseil européen qui rassemble les chefs d’Etat et de Gouvernement, Conseil de l'UE qui rassemble par thématique les ministres des Etats membres) font figure de structures démocratiques dotées d’une légitimité. Le Parlement, élu au suffrage universel direct depuis 1979, est « composé de représentants des citoyens de l’union » (article 14, §2 du TUE), tandis que les membres des Conseils sont élus au niveau national de manière démocratique.
Cependant le système institutionnel de l’UE ne permet pas de dégager des élections une majorité politique européenne sur le fondement d’un programme politique qu’elle aurait défendu avec succès devant les électeurs. Le processus de décision se fonde essentiellement sur un système avant tout de consensus au sein des instances européennes, et très peu sur les logiques de partis. Les citoyens peuvent donc avoir l’impression que, peu importe le courant dominant au Parlement, l’Union européenne restera la même. Lors des élections européennes dominent davantage des considérations de politique intérieure. Il peut donc en résulter un sentiment de dépossession du pouvoir du citoyen, facteur d’augmentation de l’abstention lors de ces élections.
À cela s’ajoute le poids, majeur, des institutions européennes indépendantes, régies par une gouvernance apolitique, déconnectée d’une logique politique. Ce poids s’est par exemple accru pour répondre à la crise économique et financière en 2008 : la Banque centrale européenne, indépendante, s’est vue conférer des pouvoirs forts en termes de surveillance et de contrôle. du système bancaire. La Commission a également gagné en pouvoir en vue d’assurer une surveillance et une coordination des politiques économiques, et d’appliquer une discipline budgétaire nationale renforcée en s’armant de sanctions. Cette influence a été vivement critiquée par certains Etats membres comme une atteinte à la souveraineté. En effet, si ce renforcement de la gouvernance économique technocratique a permis d’enrayer la crise, il a été de manière unanime critiqué pour son atteinte à la souveraineté économique des pays et aux valeurs démocratiques.
Au-delà de ce déficit politique, le déficit démocratique lui-même fut le péché originel de la construction européenne, les premières Communautés étant créées sans impliquer les peuples. Si l’utilité de la participation citoyenne en Europe est incontestable, cet investissement peut concurrencer la légitimité des parlementaires européens, qui se positionnent comme piliers de la démocratie représentative. Dans quelle mesure peut-on parler de l’émergence d’une démocratie participative à l’échelle européenne, à travers des moments forts de mobilisation citoyenne qui ont accompagné des étapes de construction institutionnelle ? Quels sont les leviers de cette participation ?
Du Congrès du peuple européen au Forum permanent de la société civile européenne
Né après l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954, le projet de Congrès du peuple européen, inspiré du Parti du Congrès de Gandhi, était destiné à faire pression sur les membres de la CECA pour créer une Assemblée constituante européenne. Cette Assemblée imaginée par les militants fédéralistes était censée légitimer le pouvoir politique européen d’une manière plus forte qu’un Conseil des ministres. Un Manifeste des fédéralistes européens repris les propositions faites en marge de la création de la Communauté économique européenne et de l’Euratom en 1957, pour doter les institutions naissantes de plus de souveraineté, de légitimité populaire et de fédéralisme.
Le Congrès du peuple européen a ainsi connu un certain succès. Des élections « primaires » ont été organisées en novembre 1957 dans plusieurs villes européennes pour désigner des délégués, mobilisant plus de 70 000 électeurs. La participation fut croissante jusqu’en 1961. L’objectif de ce Congrès était principalement de préparer un traité pour convoquer une Assemblée constituante, traité qui prévoyait un référendum populaire sur la création des Etats-Unis d’Europe. Cependant, cette initiative populaire s’est essoufflée au début des années 1960, faute de soutien à l’échelle des pays fondateurs - seule l’Italie était la plus impliquée - et par l’insuffisance du financement pour le fonctionnement. Initiative populaire notable, considérée comme trop en avance sur son temps, le Congrès du peuple européen reste cependant l’œuvre d’élites fédéralistes politisées.
Le Forum permanent de la société civile constitue en revanche une initiative plus durable de démocratie participative. Il a été créé fin 1995 sous l’égide du Mouvement européen international (MEI), pour fonder une collaboration horizontale au sein de l’univers bruxellois des ONG et des associations, et peser ensemble sur le processus de prise de décision de la Conférence intergouvernementale de 1996. Cette initiative n’émane pas des institutions européennes et regroupe environ 130 organisations, un réseau relativement vaste et inclusif. Le Forum inclut les syndicats, mais exclut l’Union des confédérations industrielles et d’employeurs d’Europe, la Confédération européenne des cadres, les associations professionnelles, ainsi que des associations culturelles ou sportives considérées comme trop spécialisées pour pouvoir représenter l’intérêt général. Il organise des rassemblements en marge des sommets européens, des « États généraux de la société civile » ou d’autres réunions thématiques. Le forum constitue une rencontre entre les fédéralistes et les ONG, réunis par le projet plus vaste de démocratisation de l’Union européenne et de la doter d’une Constitution. Il est animé aujourd’hui par le noyau des plus fédéralistes, qui sont encore les moteurs de la mobilisation pro-européenne.
Vers une gouvernance européenne plus démocratique ?
Renforcer la citoyenneté européenne a été l’un des objectifs de la Commission européenne notamment depuis les années 1980. Mais il a fallu attendre 1997 pour un début d’institutionnalisation du dialogue entre les institutions européennes et la société civile, quand une série de 18 « forums nationaux de la société civile » a conféré l’opportunité aux associations de plusieurs États membres (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Pays-Bas et Royaume-Uni) de se rassembler et de formuler des propositions sur la politique sociale dans la perspective d’une Conférence intergouvernementale.
Le Livre blanc sur la « gouvernance européenne » publié par la suite par la Commission en 2001 suggère d’impliquer davantage la société civile dans les décisions communautaires et incite cette dernière à s’organiser autour du Comité économique et social européen. Ce Livre blanc apporte ainsi des solutions à la crise de confiance au sein de l’Union européenne après la démission de la Commission Santer sur fond d’accusations de mauvaise gestion, dans un contexte géopolitique compliqué : guerre en ex-Yougoslavie, crise du Kosovo, crise de « vache folle ». Les bonnes pratiques administratives sont fondées désormais sur les consultations et les réunions avec les différentes parties prenantes. Pour la Commission ou le Parlement européen, ce dialogue représente une source d’informations du terrain et une expertise à moindre coût. A partir de 2006, le Parlement a mis en place des Agoras citoyennes de consultation des associations et parties prenantes. Le Comité économique et social européen a créé quant à lui depuis 2004 le Groupe de liaison avec la société civile « permettant la tenue d’un dialogue civil vertical et favorisant la démocratie participative ». C’est un moyen pour la société civile de peser sur la prise de décision politique au sein de l’Union européenne.
L’institutionnalisation de la société civile européenne est inscrite désormais dans la loi. La Charte européenne des droits fondamentaux statue que l’UE « repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'État de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l'Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice ».
Selon le Traité de Lisbonne, « les institutions entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile » (art. 8B-alinéa 2). L’initiative citoyenne européenne (ICE) est formalisée d’ailleurs dans ce traité. Elle permet à un groupe d’au moins 1 million de citoyens européens de sept pays différents de demander à la Commission européenne de présenter une proposition législative dans l’un de ses domaines d’action. L’ICE ne confère pas aux citoyens le pouvoir de décider : elle s’apparente plutôt à une initiative législative populaire par laquelle les citoyens peuvent proposer un texte qui doit ensuite être discuté par les instances législatives. En outre, le processus pour déposer une initiative citoyenne est compliqué, la proposition doit respecter certaines conditions dont le contrôle est confié à la Commission. Ensuite, selon l’article 10 relatif à l’ICE, la Commission doit uniquement présenter « ses conclusions juridiques et politiques sur l'initiative citoyenne, l'action qu'elle compte entreprendre, le cas échéant, ainsi que les raisons qu'elle a d'entreprendre ou de ne pas entreprendre cette action ». Il s’agit donc là d’une mesure, certes visant à impliquer le citoyen dans le processus législatif, mais qui demeure très compliquée. L’ICE répondrait plutôt à un besoin des institutions de communiquer sur l’implication des citoyens dans la vie des institutions. Elle génèrerait davantage un sentiment de frustration de la part des participants.
La consultation publique constitue quant à elle une procédure de plus en plus utilisée par les instances européennes. Avant toute initiative législative majeure, la Commission a l’obligation de consulter de manière large les citoyens européens. Durant douze semaines, le citoyen, seul ou en association, peut donner son avis, notamment sur les analyses d’impact, avant que la Commission ne finalise sa proposition. Ainsi, de février à mai 2017, a été menée une consultation sur la gouvernance des océans ou encore sur l’égalité salariale femme-homme. Dès que la Commission a approuvé une proposition législative et qu’elle l’a transmise pour adoption au Parlement européen et au Conseil, les citoyens peuvent formuler des remarques sur cette proposition. Cette démarche comporte toutefois des limites. Seule une petite partie des citoyens européens est concernée et participe à ces consultations, car elles visent des secteurs en particulier et non des politiques publiques générales. Ces consultations sont aussi très peu médiatisées et donc nécessitent de se tenir informé. En outre, comme le nom l’indique, il s’agit seulement de consultation et donc la Commission n’est pas obligée d’en tenir compte dans ses travaux.
Quel rôle pour la « société civile européenne » ?
Les aspirations citoyennes et les démarches du système politico-administratif européen trouvent un écho favorable dans le champ scientifique, dans les sciences humaines et sociales, le droit et la philosophie qui légitiment par un usage savant l’émergence de cette société civile. Le terme « société civile européenne » englobe au tournant des années 1990 le resserrement des liens transnationaux, la circulation des biens et des personnes, une solidarité transnationale plus prononcée en Europe. La constitution d’un « espace public européen », théorisé par Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry, viserait de manière plus normative à donner une consistance aux usages de la citoyenneté européenne, qui serait fondatrice d’un « Etat européen ». La démocratie participative européenne reste une question ouverte tant pour les praticiens de l’Europe, que pour les chercheurs. L’enjeu est de taille : la construction de l’intérêt général et le pouvoir de la société sur la définition de ce dernier. Les freins à la démocratie participative européenne viennent de la constitution tardive de cadres d’expression populaire directe, encore peu mobilisés et des sociétés elles-mêmes, encore peu acculturées à l’idée de l’intégration européenne. Il est certain que la démocratie européenne n’est pas suffisamment inclusive pour le moment, l’ensemble des citoyens, politiques comme électeurs, doivent donc contribuer à lui faire prendre cette voie.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Cornelia Constantin est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialisé sur les cultures, mémoires et identités européennes. Thomas Gasselin est Junior Fellow de l'Institut et travaille sur l'inclusion sociale et la transition numérique.