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Ni atlantisme, ni pacifisme : quel rôle pour l’Europe dans sa défense ?

| Agnès Faure

5 mai 2021

« Après le traumatisme du XXe siècle, le pacifisme est apparu pour l’Europe comme une sorte de libération ; avec les dangers de la Guerre froide, l’atlantisme est apparu comme une garantie de sécurité ». Résumée ainsi par le président de la fondation Robert Schuman Jean-Dominique Giuliani, la doctrine des États européens en matière de politique étrangère et de défense est aujourd’hui appelée à évoluer. Face à l’émergence de nouvelles menaces qui pèsent sur la sécurité et une alliance transatlantique en redéfinition, entre les États-Unis et la Chine, l’Europe est-elle en mesure de proposer une troisième voie sur la scène internationale ? 

La signature en 1949 du traité de l’Atlantique nord donne naissance à l’OTAN. Pendant que cette dernière assure la défense territoriale de l’Europe de l’ouest, les Européens se concentrent davantage sur leur redressement économique. Ancienne directrice de l’Agence européenne de défense, Claude-France Arnould estime que cela a entraîné une division des tâches, le pouvoir de haute intensité (ou hard power) étant dévolu à l’OTAN, et la médiation (ou soft power) à l’UE. Une situation que déplore aujourd’hui le député européen Arnaud Danjean (PPE, Les Républicains) qui voit dans la politique étrangère et de sécurité de l’UE une forme de renoncement à être un acteur et à s’imposer dans les rapports de force actuels. « Quand la Turquie provoque des membres de l’UE en Méditerranée orientale, la moitié des Etats ne réagissent pas et veulent simplement faire une “médiation” », regrette l’élu.

Atlantisme : une relation toxique

Pour Nicole Gnesotto, professeure au Centre national des Arts et métiers, le développement de l’Alliance atlantique au cours des 70 dernières années a eu pour conséquence de déresponsabiliser les Européens : « Depuis 1945, plus les Européens ont envie de se dédouaner des responsabilités stratégiques du monde, plus ils ont besoin d’une OTAN efficace et solidement arrimée à la garantie américaine ». L’universitaire y voit « la rançon du succès de l’OTAN ». Une position partagée par Claude-France Arnould pour qui des décennies de planification de défense au sein de l’OTAN ont contribué à ce désarmement de l’Europe. Selon elle, les cibles fixées dans le cadre de l’OTAN comme le fait de consacrer au moins 2 % du PIB national à la défense, sont volontairement très ambitieuses et donc difficiles à atteindre. Les États se font pardonner par leur allié américain en lui achetant du matériel, voire en participant à des missions militaires. C'est pourquoi l'Europe se trouve aujourd'hui dans cette situation de « non-armement et de dépendance », dont les États-Unis lui demandent à présent de sortir.

Dans un tel contexte, comment accueillir à la Maison Blanche l’arrivée d’une administration démocrate pas si nouvelle que cela pour les Européens ? Arnaud Danjean est très alarmiste : pour beaucoup de capitales européennes, c’est l’espoir illusoire de revenir au confort qu’offre le partage du fardeau de la défense de l'Europe avec les Etats-Unis. Les initiatives prises ces quatre dernières années sous la présidence de Donald Trump (Fonds européen de défense, PESCO, Initiative européenne d’intervention…) connaissent un ralentissement et risquent de n’être, pour l'eurodéputé, que des « évolutions cosmétiques et réversibles ». Malgré le pessimisme de ses propos, l’élu se prend à espérer : « il est possible que cette administration américaine incite les Européens à se prendre en main car son attention sera monopolisée par le comportement de la Chine dans la zone Indo-Pacifique et elle aura besoin de nous ».

Aller vers plus d’autonomie stratégique ? Plus qu’une bataille sémantique

La présidentielle américaine a relancé le débat sur l’autonomie stratégique européenne à l’automne 2020. À la veille du scrutin, la ministre de la défense allemande Annegret Kramp-Karrenbauer s’est fendue d’une tribune expliquant que l’autonomie stratégique européenne était illusoire et que le partenariat atlantique était vital. Alors que la France pensait le concept acquis, le texte a relancé le débat entre politiques et chercheurs autour de la notion et de ce qu’elle englobe. Plusieurs visions s’affrontent. À Paris, on définit l’autonomie stratégique comme la capacité de promouvoir et de protéger de manière autonome ses intérêts, en réduisant de fait la dépendance envers un allié américain plus que jamais imprévisible. Au moment où le concept refait surface, Donald Trump vient en effet d’arriver à la Maison Blanche et les quatre années qui suivront montreront aux Européens ce que signifie America First. Alors qu’à Bruxelles, certaines voix s’élèvent pour inciter à l’action plutôt qu’à la querelle de mots, le débat n’est pas si inutile selon Arnaud Danjean : « Si on a déjà peur de l’expression elle-même, ce n’est pas un vague débat sur le contenu qui va permettre de réhabiliter le fonds ».

De l’autre côté du Rhin et dans les autres capitales européennes attachées à l’alliance transatlantique, on préfère parler de souveraineté stratégique. Bataille sémantique ? Pas si simple, car le choix des mots, et ce qu’ils renvoient, n’est pas anodin. Ancienne députée européenne et actuellement députée au Bundestag, Franziska Brantner (Les Verts) explique que « dans la traduction du mot et dans l’imaginaire allemand, autonomie signifie isolement » alors que « la souveraineté stratégique est beaucoup plus acceptable car cela renvoie à la capacité d’action ». Par conséquent, l’Allemande plaide en faveur d’une acception de cette souveraineté stratégique plus large que le seul aspect de défense militaire. Elle estime que la sécurité se définit tout autant à travers la santé, et les secteurs numérique, économique et financier, climatique et énergétique. Un point de vue que rejoint en partie Nicole Gnesotto qui considère que le militarisme n’est pas la seule option de défense. La chercheuse donne l’exemple des négociations sur le nucléaire iranien où les Européens sont parvenus à convaincre les États-Unis de ne pas recourir à l’option militaire pour aboutir à un accord en 2015, après douze ans de négociations.

Une approche qu’Arnaud Danjean accueille avec méfiance. Il craint « [qu’]en démilitarisant l’approche de la défense, en l’élargissant à la technologie et au numérique, et en évitant l’emploi des mots qui fâchent - autonomie ou souveraineté - pour les remplacer par “capacité d’action”, on neutralise de fait le système ». Par ailleurs, il estime que ce n’est pas en globalisant ces questions que les difficultés de compréhension entre partenaires disparaîtront. « Les blocages parfois caricaturaux qu’on retrouve au niveau militaire ou de la hard defense se retrouvent à un degré moindre dans la question de la souveraineté dans d’autres domaines, comme le cyber », avertit le parlementaire.

La coopération industrielle : premier pas vers une Europe de la défense ?

Pour sortir de ces débats et réconcilier les points de vue, des actions concrètes sont nécessaires. En s’engageant vers plus d’indépendance, l'Europe renforcerait sa crédibilité à la fois dans le partenariat transatlantique, en montrant qu'elle est capable de partager le « fardeau » avec les Etats-Unis, mais également sur la scène internationale pour la défense de ses intérêts. « Les Américains essaient de réinventer un monde bipolaire dans un affrontement entre les Occidentaux d’un côté et la Chine de l’autre, tout en incitant les Européens à suivre ce leadership américain », explique Nicole Gnesotto. Mais cette posture binaire n’est ni dans l’intérêt ni dans l’ADN européen. Pour elle, « être européen en matière de défense c’est articuler une vision plus complexe du monde », telle qu’elle a été définie en 2003 par le Conseil européen dans sa stratégie européenne de sécurité.

Claude-France Arnould exhorte les Européens à se réarmer et à moderniser leur matériel pour faire face aux nouvelles menaces. Elle considère que le cadre européen est le plus pertinent pour opérer des synergies afin de créer des systèmes d’armes à haute technologie. Franziska Brantner est sur la même ligne : elle défend la conception et le financement communs de projets entre Européens avec la constitution d’un marché de défense européen intégré. Les projets franco-allemands de char commun (MGCS) et d’avion de combat du futur (FCAS) sont une première étape. Pour Arnaud Danjean, il y aura des désaccords, car « travailler en franco-allemand en matière de défense est d’autant plus nécessaire que ce n’est pas naturel ». Mais ces projets envoient un message politique positif et ambitieux : travailler ensemble sur de tels projets industriels signifie être en mesure d’assumer les désaccords lorsqu’ils surviennent. Pour autant, prévient l’élu, il ne faut pas aller jusqu’à la paralysie au risque de prendre du retard par rapport aux autres pays qui commencent à moderniser leurs armées. Les Verts de Franziska Brantner seront amenés à jouer un rôle décisif s’ils entrent au gouvernement allemand, que ce soit pour faire avancer le projet… ou voter son abandon.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Agnès Faure, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy travaille sur les politiques européennes de défense.