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Etats-Unis : quand la transition présidentielle fragilise les institutions

| Livio Bachelier

15 janvier 2021

9 novembre 2016. La campagne présidentielle arrive à son terme : inédite, républicains comme démocrates veulent bien l’admettre. Hillary Clinton a perdu des États clés, les résultats tombent un à un et diffèrent sérieusement des sondages. À 3h40 (heure de Washington), elle n’a d’autre choix que de concéder sa défaite. Donald Trump est élu 45e président des États-Unis, à l’issue d’une élection qui témoigne d’un profond malaise démocratique.

Quatre ans plus tard, rien ne va plus. L’élection présidentielle se déroule dans un contexte encore plus funeste : elle révèle une Amérique encore plus divisée et une démocratie frôlant le chaos. Le premier débat présidentiel fut acerbe, les oppositions partisanes belliqueuses, la nuit du dépouillement interminable. Elle s’achève sur une scène indigne de l’héritage démocratique américain : à défaut d’emporter clairement le scrutin, les deux candidats se déclarent vainqueur ou en passe de l’être.

Après quatre jours de vives tensions électorales, Joe Biden est déclaré président-élu, face à un pays profondément fracturé et prêt à le démontrer. Jamais une transition n’aura été aussi périlleuse. Le 6 janvier 2021, les images du Capitole assiégé font le tour du monde et livrent une bien triste image de l’héritage des Pères Fondateurs. Les institutions tiennent le coup, mais pour combien de temps encore ?

Dans un pays réputé pour la stabilité de ses institutions démocratiques, un processus électoral chaotique

Le système électoral américain, profondément singulier, est fondé sur des principes érigés deux siècles plus tôt dont le collège électoral et le bipartisme témoignent. Il se fonde en effet avant tout sur l’organisation fédérale du pays, d’où l’importance de ces « grands électeurs » et la persistance de règles électorales différentes d’un État à l’autre.

Cette singularité suscite de nombreux paradoxes. Le fait que le vote populaire n’ait stricto sensu aucune incidence sur la désignation du vainqueur en est certainement le plus notable. Qu’importe que Joe Biden devienne avec ses 81 millions de voix le président élu avec le plus de suffrages de l’histoire américaine, cela ne sera jamais plus qu’une statistique. Ce sont en effet les voix des grands électeurs, répartis au sein du collège électoral de manière proportionnelle à la taille de chaque État, qui décident de l’issue du scrutin. Couplé à la règle du « winner-take-all » - au sein de la quasi-totalité des États, le candidat arrivé en tête ne remporte pas une majorité proportionnée, mais tous les grands électeurs de l’Etat – ce système permet à un président d'être élu sans avoir emporté le vote populaire. Ce fut le cas pour Donald Trump en 2016 et visiblement une nouvelle fois sa stratégie en 2020 - malgré un gain net en voix récoltées.

Le système électoral déconcerte également par ses singularités au niveau fédéral. Chaque État organise le scrutin selon ses propres règles. À cette aune, il a fallu quatre jours pour obtenir les résultats du Nevada et de la Pennsylvanie. C’est également cette déclinaison locale qui a permis à D. Trump de déposer pas moins de 61 recours en justice devant les cours des États - sans présenter la moindre preuve d’une fraude électorale massive.

Enfin, l’élection n’est pas que présidentielle mais aussi – notamment – législative. Si la première fait souvent de l’ombre aux secondes, ce fut pourtant un paramètre déterminant en 2020. En effet, les démocrates ont conservé la Chambre des Représentants mais également emporté des sièges historiques au Sénat. Avec une campagne inhabituellement longue : plusieurs semaines après les résultats officiels, Joe Biden et Donald Trump faisaient toujours campagne en Géorgie pour un deuxième tour pour remporter deux sièges. Avec les résultats du 6 janvier, cet État donne aux démocrates une majorité absolue au sein du nouveau Congrès. Une majorité très étroite, mais réelle et nécessaire pour que Joe Biden puisse mener à bien les réformes promises, des enjeux de santé à ceux environnementaux.

Si les institutions américaines ont désigné un vainqueur, Joe Biden, elles l’ont fait au terme d’un scénario redouté de longue date : une victoire paraissant sur le coup serrée et intervenue après de longs jours d’incertitudes. Le président en exercice conteste dès lors violemment les résultats pendant les 73 jours de transition. Il déroge peut-être à la hauteur de sa fonction mais pas à ses promesses, lui qui dénonçait activement durant sa campagne le risque de fraude majeur que représente(rait) le vote par correspondance et qui refusait même de s’engager en faveur d’une transition pacifique en cas de défaite. Pourtant encensée pour la stabilité de sa Constitution et de ses institutions, la démocratie américaine nous livre aujourd’hui un bien triste spectacle.

Une transition semée d’embûches, autant de tentatives de tordre le bras au processus électoral

Les transitions présidentielles aux Etats-Unis sont particulièrement longues par rapport aux autres démocraties occidentales. Elles donnent le temps au président-élu de réunir ses équipes, de former son nouveau gouvernement et de prendre connaissance des dossiers stratégiques qui attendent sa nouvelle administration. En parallèle, le président sortant est qualifié de canard boiteux (« Lame Duck »), de même que le Congrès sortant. S’il arrive de manière exceptionnelle qu’il prenne des décisions controversées, sa légitimité est généralement trop faible pour entreprendre toute initiative dans cette période à bien des égards d’attente.

C’est du moins la norme. Or l’élection présidentielle de 2020 n’en respecte aucune. En raison de la crise sanitaire et économique qui a poussé le Congrès en transition à s’accorder en décembre sur un plan de relance historique de 900 milliards de dollars, le deuxième plan le plus ambitieux de l’histoire du pays juste après celui de mars 2020. Mais en raison surtout des nombreuses obstructions du locataire de la Maison blanche, qui rendent à bien des égards la transition présidentielle surréaliste.

N’ayant de cesse de répéter qu’il a emporté le scrutin à l’aune d’accusations de fraude non fondées et de fausses informations, D. Trump est loin de considérer que la légitimité démocratique lui fait défaut. Il prend ainsi des décisions stratégiques capitales qui vont complexifier de manière considérable - à dessein - l’action extérieure de l’administration démocrate. En quelques semaines, il a accéléré de manière significative le retrait des troupes américaines au Moyen-Orient, sondé ses collaborateurs sur une potentielle opération militaire contre l'Iran, laissé son Secrétaire d’État effectuer un déplacement dans une colonie israélienne, reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental et intensifié à nouveau les menaces de guerre commerciale contre la Chine. Il y a encore quatre ans un président en exercice, qui plus est en transition, n'aurait pas pu prendre une seule de ces décisions sans être vivement critiqué par l'intégralité de la classe politique. Mais la démocratie américaine n'est plus la même, son état s'est considérablement détérioré sous le mandat de Donald Trump. Alors que Joe Biden s'apprête à entrer à la Maison blanche, jamais les institutions n'ont semblé aussi fragiles.

Le président sortant ne s’est pas contenté d’obstruer le début de mandat de ce dernier, mais fait tout ce qui est de son ressort pour compromettre définitivement la transition. Joe Biden et son équipe n’auront eu accès aux briefings des services de renseignement qu’à partir de décembre, du jamais-vu. Donald Trump a fait également planer la menace du veto présidentiel sur les efforts du Congrès pour juguler la crise économique provoquée par la Covid-19. S’il a finalement ratifié le plan de relance, il a apposé son veto au budget de la défense, pour mettre en avant des mesures notamment identitaires susceptibles de galvaniser sa base militante. Le 1er janvier 2021, les sénateurs républicains se sont joints aux démocrates pour contourner ce veto, un désaveu qui en dit long sur les efforts d'obstruction de D. Trump à l’approche de l’investiture.

Ses dernières semaines à la Maison blanche s’apparentent à un virage autoritaire dont l’assaut du Capitole le 6 janvier ne serait qu’une conséquence logique. Donald Trump s’est encore plus isolé politiquement, lui pourtant entouré d’hommes et de femmes sélectionnés pour leur fidélité inconditionnelle. Deux jours après sa défaite, il annonçait le limogeage du chef du Pentagone, Mark Esper. Le 17 novembre, il a réitéré avec Christopher Krebs, patron de l’agence gouvernementale chargée de la sécurité des élections (CISA), qui avait contesté publiquement les accusations de fraudes massives. Il a abusé en parallèle du pouvoir de grâce présidentielle afin de protéger et récompenser ses plus fidèles soutiens. En deux jours, il en fait bénéficier 49 personnes, dont des responsables politiques condamnés dans le cadre des ingérences russes en 2016 ou des protagonistes de l’affaire « Blackwater » reconnus coupables du meurtre de civils irakiens.

Les institutions tiennent difficilement face aux affronts de Donald Trump. Peut-être la classe politique s’était-elle résolue à faire abstraction des derniers spasmes d’un président sortant sulfureux qui les avait habitués à ce type de polémiques. L’assaut contre le Capitole les a tirés brutalement de cette illusion. Si rien de légal et démocratique ne peut empêcher la séparation imminente entre les États-Unis et Donald Trump, peut-on vraiment en dire de même avec le « trumpism » ?

Dans un pays profondément divisé, le « trumpism », un danger à plus long terme pour la démocratie ?

Il aura fallu attendre l’invasion du Capitole par une foule d’électeurs déterminés à empêcher la certification de l’élection de Joe Biden pour que le parti républicain se désolidarise du président sortant. Quelques heures plus tôt, le Vice-président et soutien indéfectible Mike Pence avait publié un communiqué très subtil : sans rejeter l’accusation de fraudes électorales, il indiquait que d’un point de vue légal, il n’avait pas à se prononcer et encore moins à contester les résultats du collège électoral. Si en fin de journée, les condamnations ont fusé et que la Chambre des représentants a voté le 13 janvier sa mise en accusation, il n’en reste pas moins prématuré de conclure à la mort politique de Donald Trump, et plus encore à celle du « trumpism ».

En effet, le président et ses plus proches soutiens ont infiltré pendant quatre années le parti républicain, faisant de la personnalité de Donald Trump une part indissociable de sa ligne politique. La convention républicaine d’août 2020 en donnait une image frappante : parmi douze intervenants, six étaient issus de la famille même du candidat. Parmi les nouveaux élus au Congrès, nombreux sont les trumpistes convaincus. Comment réaliser la mue d’un parti saboté depuis plusieurs années en son sein par une poignée de « trumpists » ?

Avant le 6 janvier, treize sénateurs républicains avaient annoncé vouloir s’opposer à la certification des résultats du collège électoral, sans preuve pour appuyer les accusations de fraude massive. Même après l’invasion du Capitole, six ont continué à s’y opposer. Du côté de la chambre basse, ils étaient 148.

À la tête du mouvement, Josh Hawley notamment, issu du Missouri, diplômé de Yale et de Stanford, reconnu comme avocat constitutionnaliste. Ou Ted Cruz, candidat putatif à l’élection présidentielle de 2024. Ce type de suivisme - le plus souvent cynique - témoigne de la déliquescence du Grand Old Party ainsi que de l’emprise de Donald Trump, ou à tout le moins de l’ancrage des idées et tendances qu’il a portées et pu incarnées. Une semaine après les événements du Capitole, seuls 10 Représentants républicains ont voté en faveur de l’impeachment : ils sont pourtant 211.

Enfin, les condamnations des responsables républicains n’impliquent pas nécessairement celles des militants, encore moins dans un pays autant polarisé que les États-Unis - et où la confiance envers les responsables politiques est très faible. Avec 73 millions de voix en novembre 2020, Donald Trump a obtenu le deuxième score le plus élevé de l’histoire américaine, juste après Joe Biden et largement devant Barack Obama en 2008. Force est de constater que la politique menée par D. Trump, aussi sulfureuse soit-elle, ne s’est pas soldée par un désaveu, bien au contraire, sur fond de considérations économiques, conservatrices ou religieuses.

Les atteintes du président sortant au processus de transition et à la Constitution éloigneront-elles sa base militante ? Dans un sondage réalisé à la suite des évènements du 6 janvier, 21 % des électeurs soutiennent la tentative d’obstruction - et même 45 % des républicains. Au-delà d’un bipartisme classique et historique, c’est la capacité même des républicains et des démocrates à partager des valeurs, des points de consensus, qui est mise à mal. Le dialogue est-il encore possible ?

La tâche de Joe Biden s'annonce herculéenne : composer avec un pays profondément divisé dont presque un tiers de la population croit - sans preuve - qu’il est parvenu au pouvoir en « volant les élections ». Restaurer la confiance dans l’action politique, restaurer le dialogue, s'avère néanmoins capital pour la prospérité du pays, sa capacité à faire nation, qui plus est face à une crise sanitaire, économique, sociale, qui touche de plein fouet de nombreux Américains et met en lumière les écueils de la société. Combien de temps encore les garde-fous de la démocratie nous préserveront du chaos ?

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Livio Bachelier est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialisé en politique américaine et doctrine de défense.