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Diplomatie de la haute mer : comment dépasser les clivages traditionnels entre Etats développés et en développement ?

| Clara Azarian et Laura-Li Jeannot, Fellows à l'Institut Open Diplomacy

4 janvier 2023

La gestion durable et efficace des espaces naturels est d’autant plus complexe lorsqu’elle se heurte à la tragédie des communs : la diversité d’acteurs qui font l’usage de la haute mer et la complexité à exploiter ses ressources a longtemps réduit cette zone à une gouvernance fragmentée et souvent limitée. C’est dans un tel contexte qu’en 2006 ont débuté des discussions dans le but de développer un outil juridiquement contraignant spécifique aux zones situées au-delà des juridictions nationales. Si ces négociations dites “BBNJ” pour “Biodiversity Beyond National Jurisdiction” sont menées par les Nations Unies depuis 2017, elles se heurtent cependant à de nombreux points de blocage, dont un clivage entre Etats développés et en développement, reflet de tensions historiques, économiques et environnementales. Les négociations en cours sur ce traité sont l’occasion de renforcer les relations entre Etats développés et en développement sur les questions environnementales, à condition de développer un instrument doté d’un réel pouvoir d’action où le partenariat et le transfert de capacités occupent une place centrale.

Par souci de simplicité, cette discussion utilise les termes "d'États développés” et "d’États en développement” pour désigner les deux groupes d'États parmi les pays les plus investis dans l’aboutissement d’un traité global. Par États en développement, on inclut ici le groupe d’Etats africains, le groupe d’Etats d’Amérique latine (CLAM), des Caraïbes (CARICOM) et des petits Etats insulaires du Pacifique (PSIDS). Cet article ne traite pas ici du cas particulier de la Chine qui est un des rares Etats du G77 à avoir des intérêts économiques directs en haute mer (pour plus d’information sur le cas de la Chine: Duan et al., 2022). Quant aux Etats développés, on inclut ici principalement l’Union Européenne, la Grande-Bretagne, le Canada et les Etats-Unis. A noter le cas particulier des Etats-Unis qui n’ont pas ratifié la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer bien qu’ils participent activement aux négociations BBNJ.

Quelles perspectives pour la signature du traité international contraignant pour la protection de la biodiversité marine en haute mer, dit “BBNJ” ?

Les zones au-delà des juridictions nationales ou dites de « haute mer » représentent 2/3 de la surface des océans. Actuellement ces zones sont régies par les règles introduites dans la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer (CNUDM), établie en 1982. Néanmoins, la gouvernance de ces zones demeure sectorielle, fragmentée et parfois même lacunaire. La gouvernance internationale des océans est en effet partagée entre différentes institutions selon les secteurs d’activités : par exemple l’Organisation Maritime Internationale (OMI) pour le transport maritime ou l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM) pour la gestion des fonds marins et de leurs ressources. Certaines zones en haute mer sont parfois gérées dans le cadre d’accords entre pays d’un même bassin à travers les Conventions de Mer Régionales et les Organisations Régionales de Gestion des Pêches (e.g. OSPAR dans l’Atlantique Nord a permis la création des premières aires marines protégées en haute mer). A noter que les règles alors établies dans ces instances ne s’appliquent qu’aux pays signataires de ces traités.

Cependant, depuis 2006, les discussions pour organiser la situation juridique des zones de haute mer sont en cours au niveau international. La nécessité d’établir un nouvel accord relatif à ces zones n’a pas toujours fait consensus. L’Union Européenne, rejointe par la Chine, le Mexique, les États du G77, et, à partir de 2014, par les pays du Pacifique, des Caraïbes et de l’Union Africaine, sont partisans d’un accord international. D'autres Etats, dont les Etats-Unis, le Canada, la Russie, le Japon et l’Islande, y étaient, au contraire, initialement réticents, préférant une approche de renforcement des outils existants.

C’est en 2017 que des négociations sont officiellement lancées par les Nations-Unies pour établir un nouvel outil juridiquement contraignant dans un objectif de conservation et d’utilisation durable des ressources marines dans ces zones (traité dit « BBNJ » pour « Biodiversity Beyond National Jurisdiction »).

Le traité en cours de négociation vise à établir un cadre international pour une gouvernance cohérente et intégrée de la haute mer. Il est constitué de quatre volets : 1) les ressources génétiques marines, 2) les outils de gestion par zone (ex. les aires marines protégées), 3) les évaluations d’impact environnemental, 4) le renforcement des capacités et le transfert de technologies marines.

Le texte du traité, négocié lors de Conférences intergouvernementales (CIG) à New York, devait initialement s’étaler entre 2018 à 2020. Aujourd’hui, cinq sessions ont déjà eu lieu. La première partie de la 5ème session s’est tenue en août 2022, et la deuxième partie est prévue pour la fin de l’année 2022 avec l’ambition de conclure le traité. Bien que les négociations aient été retardées par la pandémie de COVID-19 et nécessitent finalement plus de séances que prévues, de nombreux acteurs considèrent que cette première partie des négociations a permis d’aboutir à un résultat positif (« le plus près que nous ayons atteint un consensus »).

Si des progrès sont à noter pour les quatre volets du traité, certains points de tension, déjà présents au début des négociations, demeurent. Parmi ces points de blocage, celui de l’établissement d’un mécanisme d’accès et de partage des avantages monétaires et des droits de propriété intellectuelle liés aux ressources génétiques marines est revendiqué par les États en développement. Ce point de tension semble finalement refléter une dynamique récurrente de la diplomatie environnementale entre États développés et en développement, entre intérêts économiques, enjeux environnementaux et besoin d’équité et de justice.

Comment dépasser ce clivage traditionnel pour permettre l’établissement d’un traité ambitieux et effectif ?

Entre partage juste des bénéfices monétaires et préservation des intérêts économiques

Un point important de tension dans ces négociations est l’enjeu du partage des bénéfices associés à l’exploitation des ressources génétiques marines (hors pêche). L’idée sous-jacente est que de telles ressources présentes dans un espace commun peuvent ensuite bénéficier à la science et à l’industrie (ex. pharmaceutique) mais seulement certains Etats sont en capacité de les exploiter. Si le partage des bénéfices non-monétaires (ex. connaissances, données scientifiques) semble maintenant plutôt consensuel, le partage des bénéfices monétaires est une question plus sensible.

Des groupes de pays tels que le G77, le groupe des pays africains, et celui des îles des Caraïbes (CARICOM), revendiquent d’inscrire les ressources génétiques marines comme «patrimoine commun de l’humanité». Ce dernier terme est considéré par ces groupes comme un principe fondamental qui crée une base légale à un partage obligatoire des bénéfices. Cette terminologie a déjà été utilisée dans le droit de la mer notamment pour les ressources minières des fonds marins (Résolution 2749 (XXV) de l’Assemblée Générale des Nations Unies, 1970 et Article 136 CNUDM), impliquant alors la mise en place d’un système international de gestion permettant aussi la redistribution des bénéfices monétaires et non-monétaires. Dans le cas des ressources des fonds marins, bien que ce système ne soit pas encore mis en place, il est prévu à terme que les bénéfices liés à l’exploitation minière des fonds marins puissent être partagés en partie par l’intermédiaire de l’Autorité International des Fonds Marins, notamment aux pays en développement qui n’ont pas nécessairement les moyens technologiques et financiers pour développer ces activités.

Le texte révisé du traité tel que discuté lors de la 5ème CIG en août 2022 proposait deux options. La première couvre les bénéfices non-monétaires issus de la collecte in situ des ressources génétiques marines en haute mer ; tandis que la deuxième inclut les bénéfices monétaires, issus de la collection mais aussi de l’accès et de l’utilisation de ces ressources. Dans une perspective de compromis, certaines délégations d’États développés ont proposé un système allant jusqu’au partage de la séquence génétique des ressources marines dans une base de données publique, mais sans inclure de partage de bénéfices monétaires; les partisans de ce système arguant qu’il y a actuellement peu de valeur associée à l’utilisation de ces ressources (y compris des séquences génétiques).

Cet exemple est caractéristique des sources de tension entre États développés et en développement. D’une part, les États en développement cherchent à sécuriser la prise en compte de leurs intérêts dans le texte du traité. Sur les questions de financement, les Etats en développement semblent parfois être méfiants quant à l’effectivité de financements fondés sur du volontariat, y préférant des obligations explicites inscrites dans le traité. L’enjeu de partage des bénéfices n’est pas isolé des autres volets du traité car certains groupes d’États en développement suggèrent qu’un tel système pourrait aussi permettre de financer (en partie) la mise en œuvre du traité.  

D’autre part, les États développés cherchent à préserver leurs intérêts économiques, tout en veillant à la faisabilité du traité (pas de mécanismes bureaucratiques trop lourds) et au réalisme de sa mise en œuvre. Sur ce dernier point, ils ont un avantage notable dans ce rapport de force. En effet, ils sont davantage en mesure d’évaluer le potentiel des activités économiques et leurs bénéfices car ce sont les principaux acteurs économiques de la haute mer (bien qu’un tel exercice de quantification reste difficile dans la pratique).

Le traité BBNJ représente également un enjeu stratégique de contrôle de l’espace maritime. Les évaluations d’impact environnementales et les outils de gestion par zone pourraient permettre de limiter le développement d’activités en haute mer, notamment dans des zones adjacentes à des zones économiques exclusives. Ce sujet est important notamment pour les Etats d’Amérique Latine. L’Equateur par exemple est actuellement affecté par la pêche intensive de navires étrangers dans la zone de haute mer entre les îles Galapagos et l’Equateur continental sans avoir les compétences et les capacités pour agir (Alava et Paladines, 2017).

Satellite image of the international fishing fleet in June 2020 © Global Fishing Watch

Le poids des États en développement dans ces négociations

Les États en développement sont des acteurs majeurs dans ces négociations. Le regroupement par région (ex. CLAM pour les pays d’Amérique du Sud, CARICOM pour les états insulaires des Caraïbes, PSIDS pour les petits états insulaires du Pacifique) permet à ces Etats, à la fois de mutualiser des moyens pour participer activement aux négociations et d’avoir une voix plus forte sur la scène internationale, directement en lien avec des enjeux régionaux (contrairement au groupe G77 plus large).

Pourtant les problématiques de la haute mer peuvent sembler assez lointaines à de nombreux États dont les situations côtières nourrissent déjà des préoccupations importantes. La majorité des États en développement n’ont pas d’intérêts économiques directs en haute mer. Toutefois, du fait de la connectivité de l’espace marin (biodiversité, ressource en pêche, pollutions), les activités en haute mer ont un impact sur la santé de leurs écosystèmes côtiers et sur celle des populations qui en dépendent. Par exemple, les populations du Kenya, des Maldives et d’autres nations côtières de l’océan Indien se situent dans la « ceinture du thon » qui s’étend des côtes, où la pêche artisanale est pratiquée, jusqu’en haute mer, où d’autres flottes de pêche exploitent plus intensivement les populations de thon albacore (Popova et al., 2019). Les ONG ont joué un rôle majeur pour sensibiliser ces États aux enjeux du traité BBNJ et pour permettre aux délégations de participer à des séances de négociations informelles afin de pouvoir exprimer leur voix sur la scène internationale (ex. Strong High Seas Project, IIED).

La voix des Etats en développement sur la scène de la diplomatie internationale peut avoir une force symbolique puissante. Les négociateurs du groupe PSIDS rappellent fréquemment lors d’autres rendez-vous internationaux (climat, biodiversité) ce lien vital entre leurs îles, l’océan, le climat, le rôle des communautés locales et l’importance des connaissances traditionnelles. Lors d’un débat de haut niveau sur l’objectif de développement durable 14 du 1er juin 2021, la délégation de Fiji, au nom des PSIDS, a rappelé l’importance du Pacifique pour les stocks de poisson du monde entier et il a été suggéré de les nommer « grandes nations océaniques » plutôt que « petits Etats insulaires». Cette dimension symbolique avait déjà été utilisée lors des négociations de l’Accord de Paris, en insistant sur la vulnérabilité toute particulière de ces îles au changement climatique (Ourbak et Magnan 2018). Dans le cas des négociations actuelles, cette symbolique semble aussi contribuer à donner une légitimité supplémentaire à ce groupe.

Le pouvoir d’action, clé du consensus entre Etats développés et Etats en développement

Si cet article s’est concentré sur une dimension du clivage entre États développés et en développement, il est important de rappeler qu’il existe des nuances dans les positions des États composant chaque groupe et que les enjeux que comprennent ce traité sont d’une grande complexité juridique. Toutefois, bien que certaines divergences de position soient dues aux situations économiques différentes de ces États, dans ces deux groupes se trouvent de nombreux pays qui souhaitent l’aboutissement d’un traité qui permette de sortir du statu quo pour la haute mer, que ce soit pour des questions économiques (protection directe ou indirecte de la ressource) ou environnementales.

Ce traité est aussi l’occasion de changer de paradigme dans les méthodes de renforcement des capacités et transfert de technologies marines. Il peut permettre le financement et la mise en place de projets co-construits entre Etats développés et en développement dans une optique de partenariat. Les enjeux de ce traité pour de nombreux États en développement font écho à des enjeux de développement plus généraux mais la haute mer est une illustration directe et flagrante des inégalités d’accès aux ressources et des inégalités des impacts environnementaux. Il s’agit de faire en sorte que ces Etats puissent aussi être des acteurs de la haute mer. En ce sens, ils doivent pouvoir avoir un vrai pouvoir de contrôle sur le développement d’activités dans ces espaces communs mais aussi partager la responsabilité de la conservation et gestion durable de ces espaces.

Pour cela, il faut surtout que l’outil juridique créé par le traité BBNJ ait un pouvoir de décision et d’action direct en haute mer. Ce pouvoir d’action peut être parfois implicitement remis en cause dans les négociations par une utilisation abusive du principe de “not undermine”. Cette condition, déjà présente dans la résolution des Nations Unies du 24 décembre 2017 établit que: «ni ce processus ni son résultat ne doivent porter préjudice aux instruments et cadres juridiques en vigueur pertinents ou aux organes mondiaux, régionaux et sectoriels pertinents ». En effet, il n’y a pas de hiérarchie entre les traités internationaux et le nouvel outil BBNJ, qui doit venir en complément des traités et organismes existants.

Néanmoins, cet argument, au départ principalement porté par des délégations ne soutenant pas la proposition de création d’un nouvel instrument (ex. Russie, Islande), a pris une place importante dans les négociations, en particulier sur la question des aires marines protégées, ce qui risque de limiter la capacité d’action d’un nouveau traité. A nouveau, il s’agit de trouver un équilibre entre maintien du statu quo (historiquement en faveur des Etats développés), souvent soutenu à travers des considérations d'applicabilité du traité, et la création d’un cadre inédit, qui pourrait redonner un pouvoir de contrôle aux Etats en développement.

 

 

Par une clarification des mandats de l’instrument BBNJ, d’une part, lui assurant une capacité d’action réelle et une nouvelle approche “en partenariat” de renforcement des capacités, d’autre part le traité BBNJ pourrait être une occasion unique de renforcer des alliances entre Etats développés et en développement sur des objectifs de conservation et de gestion durable de la biodiversité marine.

L’accord devrait se conclure début 2023, et son succès dépendra alors des prochaines étapes : ratification, mise en place des structures institutionnelles, et renforcement des capacités pour assurer une large participation et une implémentation efficace.

 

Pour plus de détails sur le déroulé des sessions de négociations BBNJ : Archives | IISD Earth Negotiations Bulletin

 

Les propos tenus dans cet article n'engagent pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.