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COVID - Comment la viralité transforme le leadership

| Nicolas Swetchine, sociologue, et Anne Kraatz, historienne, Senior Fellows de l’Institut Open Diplomacy

26 mai 2020

Face à une crise de nature et d’ampleur inédite, les leaders des grandes institutions, des mondes politiques ou économiques, sont sous pression. L’incertitude sur les actions à mener et les vifs débats sur les objectifs fondamentaux questionnent la légitimité même des leaders, ce qui est historiquement assez unique. Un enjeu majeur pour les formes institutionnelles – et le multilatéralisme.

La sociologie moderne distingue typiquement trois sources de légitimité des dirigeants : la source pragmatique au sens où le dirigeant s’appuie sur des modalités d’action reconnues ou des promesses de résultats ; la source cognitive au sens où le dirigeant incarne de facto aux yeux de tous l’intérêt général ; et, enfin, la source procédurale au normative, au sens ou le dirigeant applique des règles acceptées de tous.

Avec les incertitudes liées à la crise coronavirus, sanitaires mais de plus en plus économiques et sociales aussi, la légitimité de source pragmatique du dirigeant est faible, tant le niveau d’incertitude est grand. Le risque de postures trop affirmées, comme celles prises initialement par le Premier ministre britannique, en témoigne. À l’autre bout du spectre, incarner l’intérêt général est devenu presque mission impossible tant la vision même du monde est remise en question avec les débats sans fin sur l’arbitrage pressant entre santé médicale et santé économique. Enfin, les règles elles-mêmes sont remises en question, au point de voir surgir des états d’urgence qui les confinent. La légitimité, si essentielle pour agir résolument en ces temps de crise, est très difficile à trouver.

Évacuons d’emblée un paradoxe avec ce que nous enseigne l’Histoire : les grandes épidémies - la peste noire, le choléra, le typhus, la grippe espagnole - n’ont, par le passé, pas remis en cause les institutions. Jusqu’à l’époque contemporaine, la responsabilité des régimes n’a pas engagée en période de pandémie - si ce n'est ici ou là sur la distribution des ressources (celle-ci n'étant toutefois jamais perçue comme juste ou suffisante quelle que soit la réalité objective). Leur légitimité n'a pas non-plus été contestée par l'apparition d'une pandémie - même si certains personnages focalisent sur eux la colère populaire (celle-ci remontant d'ailleurs généralement à des faits ou des sentiments précédents la pandémie elle-même). La raison de cette exonération réside dans un seul phénomène capital : le recours à la religion. Avant de l'époque contemporaine, le sentiment général est que ces crises sont le fruit de la volonté de Dieu ; que lui seul peut les résoudre ; et donc que les responsables temporels n’en sont pas responsables. S'y ajoute souvent le sentiment de punition pour des péchés collectifs supposés, dont la conscience est entretenue dans le public par les professionnels de la religion. Historiquement, il est donc assez rare que les populations s'en prennent directement à leurs dirigeants soit comme cause soit comme solution d'une pandémie. 

En revanche, une fois la crise passée, ces mêmes populations s'attendent bel et bien à ce que les conditions économiques et sociales qui en découlent soient prises en charge par les tenants du pouvoir, dans une perspective finalement utilitariste avant la lettre, mais très diversifiée selon les territoires peu étendus auxquels elle s'adresse. 

Ne pouvant convoquer Dieu, au moins dans le monde occidental ou socialiste, durant cette crise, unique, de la légitimité, les leaders actuels tentent donc de construire et d’incarner une vision partagée, plus centrée sur le bonheur commun. Il cherche une légitimité inscrite dans la lignée cognitive des utilitaristes américains ou, plus proche de nous, du développement durable. Partout, les débats sont pourtant vifs entre un retour à la normal et la nécessité même d’un monde d’après. D’autant que les contours de ce monde d’après sont moins évidents depuis 1/ la perte du leadership du monde libre par les Etats-Unis d’Amérique revenus à une posture plus isolationniste et 2/ l’émergence de la puissance chinoise. 

Si elle parvient à se lancer effectivement, l’Europe pourrait avoir un atout important avec son Green Deal qui a le double avantage de préexister à la crise actuelle avec une perspective à long terme comme de s’inscrire dans la logique d’une société au service du bien être. A mi-chemin entre la légitimité procédurale - celle du résultat démocratique - et de la légitimité charismatique - celle des aspirations populaires.

Il n’en demeure pas moins que, dépourvus de certitudes, manquant d’une visions à long terme, soumis à de multiples règles tantôt inapplicables et souvent obsolètes, nombre de leaders vont rechercher des sources de légitimité dans un processus d’institutionnalisation bien connu des sociologues : le mimétisme.

Prenons cet exemple phénoménal : le confinement progressif de presque toute l’humanité ! Parti de Chine, ce qui n’est pas politiquement anodin, la vague du confinement a touché progressivement une bonne partie de l’Asie du Sud-Est, puis l’Europe en entrant par l’Italie, une bonne partie de l’Amérique, l’Inde avec l’incroyable lockdown de plus d’un milliard d’habitants, et enfin plusieurs pays d’Afrique. Suivi d’une mise sous cloche d’une bonne partie de l’économie, au risque de provoquer une crise sociale et économique sans précédent. Démunis face à un risque largement inconnu, les politiques ont retrouvé de la légitimité en reconduisant (à de très rares exceptions) ce que faisait le voisin. Quelques pays comme le Royaume-Uni ont d’abord fait bande à part mais la pression socio-médiatique est rapidement devenue trop forte. De même, dans ce pays-continent que sont les Etats-Unis, ce sont les gouverneurs - et singulièrement les grandes cités - qui ont pris la main en imposant le confinement au point où l’administration fédérale en est venue à appeler à la « libération » des certains Etats fédérés.

Ce comportement institutionnel mimétique n’est pas nouveau. Il est au cœur de la théorie des Conventions. Elle montre que - notamment en cas de crise - il y a une forme d’ajustement permanent, de convergence vers un modèle, qui n’est pas forcément rationnel, et qui finit par renforcer l’institution elle-même. On assiste à une forme d’institutionnalisation par la conformité aux autres, renforcée ici aussi par l’apport légitimant des experts médicaux.

En période d’épidémie, le mimétisme des gouvernants se limitait aux choix d’élimination et n’impactait pas les choix thérapeutiques. Pour la peste, c’était par exemple le fait de se débarrasser des corps malades pour éviter l'extension de la maladie. En revanche, le mimétisme institutionnel était l’ultime recours, soutien et consolation. Il est clair que nous avons agi par mimétisme politique, en nous fiant à une puissance scientifique, la Chine, sans contester ses choix politiques.

Si le mimétisme institutionnel comme force de légitimation d’une institution n’est pas nouveau, la vitesse de ce à quoi nous assistons avec la crise du COVID-19 est totalement inédite. En quelques semaines, la logique du confinement est passée de Wuhan à Los Angeles, en passant par Londres et Mumbai par delà des frontières et les différences politiques. Ce mimétisme est devenu viral, seul source de légitimité pour nos leaders ébranlés face à l’inconnu.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette crise dit du COVID-19 : une crise de la mondialisation économique qui conduit à une uniformisation des comportements politiques, tous régimes confondus. Et ce sans institution supranationale nouvelle, sans nouveau traité, sans même d’accord explicite ni forme de gouvernance mondiale : une convergence inédite de la politique des Etats sous l’aiguillon d’un petit virus méconnu… avec des expérimentations inédites que ce soit sur la politique monétaire, le chômage partiel, la numérisation des actes de procédures etc prises en quelques semaines.

Au sortir de cette crise, ceux qui veulent renouveler le système de coopération internationale devront s’interroger sur cet état de fait politique. Les leaders de « l’Alliance pour le multilatéralisme », comme l’Allemagne et la France, rejoints par des pays aussi divers que le Mexique, Singapour ou le Ghana, veulent moderniser nos institutions internationales. Pour y parvenir, ils devront chercher à comprendre comment un fait politique isolé - l’exemple du confinement - a pu transformer en quelques semaines les régimes de liberté de la quasi-totalité de l’humanité. La viralité, vecteur du mimétisme, comme axiome de la diplomatie moderne.