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La géopolitique à l’épreuve de l’effondrement

| Aude Carpentier, Fellow de l’Institut Open Diplomacy

13 mars 2020

En 2005, le biologiste Jared Diamond livrait avec « Effondrement » une démonstration magistrale sur le rôle fondamental de l’exploitation à outrance des ressources naturelles dans l’effondrement de civilisations humaines à travers les âges et sous différentes latitudes. 

En 2020, ces récits de l’effondrement s’écrivent au présent et sont scandés dans les cénacles internationaux par des jeunes activistes de 16 ans. Dans quelle mesure la percée des théories de l’effondrement et de l’urgence climatique transforme les relations internationales ? Comment ces théories participent à la recomposition des rapports de force étatiques et à l’émergence d’un nouveau répertoire d’actions collectives ? Comment ces théories et les réactions qu’elles suscitent nous donnent une nouvelle lecture des RI ?

Le nouveau filon de la collapsologie

Depuis 2015, la France a été submergée par une vague d’éditorialistes d’un nouveau genre : les collapsologues. 

  • Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont publié « Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes » dès 2015.
  • Dmitry Orlov enchaîne en 2016 avec « Les Cinq Stades de l’effondrement ».
  • En 2018, c’est au tour de Julien Wosnitza et son « Pourquoi tout va s’effondrer », et d’Enzo Lesourt avec « Survivre à l’anthropocène. Par-delà guerre civile et effondrement ».
  • La même année, on découvre aussi Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle qui publient « Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) ».
  • En 2019, paraissent « L’Humanité en péril. Virons de bord, toute ! » écrit par Fred Vargas et « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement » de Corinne Morel Darleux.

Outre-atlantique, les publications sont aussi nombreuses et largement relayées par les médias comme en témoigne l’article du New York Magazine « The Other Kind of Climate Denialism ». Cette tribune faisait suite à l’ouvrage La Terre inhabitable, de David Wallance-Well qui condamne notre paralysie collective face aux catastrophes déjà en cours de l’anthropocène. « La posture intellectuelle de l’impuissance semble particulièrement nous convenir » affirme l’auteur. 

Plus qu’un phénomène éditorial et médiatique, la peur de l’effondrement constitue un réel enjeu géopolitique puisque des militants écologiques comme Greta Thunberg s’en servent comme d’un levier d’action auprès des élites politiques et économiques : « Je ne veux pas que vous soyez pleins d’espoir, je veux que vous paniquiez. Je veux que, chaque jour, vous ayez peur comme moi. Et puis je veux que vous agissiez ».

Storytelling de l’effondrement et géopolitique des émotions

Décrit comme des cassandres catastrophistes par leurs détracteurs, les défenseurs des théories de l’effondrement portent - avec plus ou moins de nuances - l’idée que le changement climatique est désormais irréversible. Plus,  que ses conséquences vont entraîner un effondrement de notre ordre social, politique et économique. 

Loin de vouloir susciter le fatalisme et l’immobilisme, la plupart de ces récits apocalyptiques sont adossés à des expertises scientifiques sérieuses. Celles-ci visent le plus souvent à sortir les Etats et les peuples de leur torpeur. Il s’agit d'interpeller pour réduire drastiquement l’impact du réchauffement planétaire. 

La différence avec des rapports scientifiques comme le rapport de Rome, le Rapport Meadows ou encore les rapports du GIEC, réside moins dans les constats – bien souvent partagés – que dans le ton sensationnel.

La Terre inhabitable, de David Wallance-Well s’ouvre ainsi « It is worse, much worse, than you think ». L’ouvrage illustre par des anecdotes frappantes… Comme celle des malheureux de la ville de Paradise, en Californie qui ont vu leurs semelles fondre sur l’asphalte en fuyant l’incendie « Camp Fire » qui a eu lieu en novembre 2018.

Alors que ces scénarios dignes d’Hollywood pénètrent de mieux en mieux les imaginaires collectifs, comment appréhender la réaction des Etats dans leur environnement international ?

Psychologie disruptive des puissances internationales

« Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) », signé par Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle en 2018, nous interroge sur notre capacité à faire face à la catastrophe. En tant qu’individus ou comme communautés isolées. 

Toutefois, l’ouvrage fait l’impasse sur la question de l’avenir des relations internationales et des Etats. 

Les politiques climatiques qui se dessinent vont modifier les rapports de force globaux. Différents scénarios se dessinent pour les relations internationales. La théorie des RI dite de l’anthropomorphisme, nous invite à penser les réactions des Etats comme celles des individus, face aux catastrophes écologiques.

Ces réactions pourraient aller de la sidération, à l’indifférence et au déni en passant par la panique, l’émulation ou l’action. Ces différents scénarios sont bien souvent liés à la nature de ces régimes – démocratiques ou autoritaires –. Faisons l’état des lieux.

Etats-Unis : vers le national-populisme climato-négationniste ?

Pour certains observateurs des relations internationales, à l’instar de Bruno Latour, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump peut être relié directement à l’émergence d’un nouveau régime climatique concomitant à la COP21. 

Alors que beaucoup de collapsologues s’attardent sur les réactions psychologiques de la catastrophe, des chercheurs en relations internationales, comme Bruno Latour, soulignent que face à une agression extérieure, le déni et la tentative de repli sur soi alimentent le désir panique de revenir aux anciennes protections de l’Etat national. 

Une partie des Etats-Unis, où le progrès social et scientifique est une vertu sacro-sainte, aurait vécu les engagements climatiques à respecter comme une agression. 

Fermeture des frontières et retour à une économie protectionniste seraient donc les symptômes paradoxaux de la reconnaissance d’une crise, mais aussi du refus d’y faire face. 

De même, l’attitude attentiste des dirigeants australien et brésilien face aux immenses feux de forêts qui ont décimé la faune et la flore d’immenses territoires cette année fait également partie de ce scope psychologique.

Chine : vers la dictature repeinte en vert ?

Craignant de perdre sa légitimité à cause de la crise environnementale généralisée que connaît la Chine, le Parti communiste chinois a mis depuis les années 1990 son système de planification au service d’objectifs ambitieux de décarbonisation de son économie. 

Agiter l’état d’urgence écologique dans les instances de direction provinciales constitue, pour l’Etat chinois, un moyen performant de renforcer son emprise sur la population et d’asseoir son pouvoir centralisé. 

Depuis 2018, à Shanghai, apparaissent des politiques écologiques comme le tri punitif : c’est un système de notations des citoyens en fonction de leur respect du système de tri. Ces politiques signent l’avancée de l’autoritarisme dans le domaine de l’écologie.

Pourtant, la manipulation des données de décarbonisation émises par les échelons provinciaux, nous enseigne l’inefficacité environnementale de mesures autoritaires suscitées par la crainte.

Europe : faillite de l’Etat de droit au profit du survivalisme ?

Des communautés survivalistes et de collectifs écologistes de plus en plus violents – quoiqu’encore très anecdotiques – émergent.

Ils interrogent le monopole de la violence légitime en temps de catastrophe écologique. La réaction de l’Etat démocratique face à l’urgence écologique peut être perçue pour les militants écologiques les plus extrêmes comme inadaptée et apathique. Cela justifie, à leurs yeux, de constituer de groupes politiques concurrents ou subsidiaires à l’Etat et son monopole de la force.

Dans un État incapable de déclarer l’état d’urgence écologique, donc de réquisitionner des vivres pour protéger ses citoyens contre la catastrophe climatique, un des scénarios les plus développés par les théories de l’effondrement deviendrait réalité.

Des groupes survivalistes préempteraient les ressources vitales à leur profit. Certaines installations pétrolières et électriques, ou à des sources d’eau potable, pourraient être réquisitionnées par les plus organisées en cas de faillite du réseau. 

Certains groupes estiment d’ailleurs que les gouvernements démocratiques sont déjà coupables d’inaction et juge « la lutte contre le dérèglement climatique prioritaire vis-à-vis de la démocratie ».

C’est le cas de Roger Hallam, cofondateur du groupe Extinction Rebellion. Plusieurs antennes radicales d’Extinction Rebellion mènent déjà des actions isolées comme récemment le blocus de l’aéroport de Heathrow. Ils nous donnent déjà une petite idée des mobilisations possibles, qu’elles se fassent au nom du plus grand nombre ou au profit d’intérêts particuliers.

Tectonique des plaques géopolitiques, après l’effondrement

Dans son dernier essai, « Où atterrir », Bruno Latour développe la théorie selon laquelle l’ordre post-colonial, et la division Nord / Sud qui domine les relations internationales depuis le XIXème siècle, pourraient être complètement abolis au profit d’un sentiment d'appartenance commun à un même territoire en déclin.

Les pays subissant les mêmes pertes écologiques et pertes territoriales se coaliseraient autour d’un même trauma, d’une même perte écologique. On pourrait imaginer que les pays affectés par les disruptions climatiques partagent leurs expériences, comme ceux qui le firent avec le Vietnam après avoir été meurtris par l’utilisation du napalm. Se développerait « un lien nouveau qui déplacerait le conflit classique [autour de la question] ‘Comment avez-vous fait pour résister et survivre ? Voilà qu’il serait bon que nous apprenions de vous aussi’ ».