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La « diplomatie du portefeuille » chinoise au Moyen-Orient

5 novembre 2020

Si la République populaire de Chine est aujourd’hui un acteur à l’importance croissante au Moyen-Orient, son premier contact avec la région remonte aux années 1950. Dans le sillage de la conférence de Bandung en 1955, la Chine communiste soutenait l’Égypte et la Palestine dans leur combat anti-impérialiste. Durant les années 1990, Pékin a achevé d’établir des relations diplomatiques avec tous les pays du Moyen-Orient. En 2002, la création du forum de coopération sino-arabe illustrait le caractère stratégique de la région pour la République populaire. La Chine utilise ainsi la « diplomatie du portefeuille » pour asseoir son influence dans le « Grand Jeu » moyen-oriental.

Le Moyen-Orient, une région éminemment stratégique pour la Chine

Le Moyen-Orient recèle de nombreuses opportunités de coopération et de développement pour l’Empire du Milieu. Tout d’abord, la zone est déterminante pour l’approvisionnement énergétique de Pékin : près de 50 % de son pétrole provient du Golfe arabo-persique, et une part importante de son gaz d’Iran et du Qatar.

La Chine a profité de ses liens étroits avec les pays de la région pour y renforcer son empreinte depuis les années 2010, devenant le premier partenaire commercial des pays du Conseil de coopération du Golfe - CCG mais aussi de l’Iran, de la Turquie et de l’Égypte. Dans le cadre de cette « diplomatie du portefeuille », Pékin noue des relations avant tout commerciales avant d’élargir les domaines de coopération à travers la signature de partenariats stratégiques globaux notamment avec quatre capitales déterminantes : Le Caire, Riyad, Téhéran, et Abou Dhabi. Entre 2018 et 2020, la Chine a investi près de 200 milliards de dollars dans les pays arabes, dont 77 milliards dans ceux du Golfe.

Pékin fait ainsi figure d’hégémon commercial et financier au sein de la région, entretenant des relations cordiales avec tous les pays sans exception, prouesse uniquement partagée par Moscou. Au-delà, les pays de la région constituent un débouché majeur pour le complexe militaro-industriel chinois, notamment les monarchies de la région ainsi que Bagdad et Téhéran.

Pékin collabore par ailleurs en matière de construction de sites nucléaires avec deux puissances régionales : l’Iran et son rival, l’Arabie saoudite. A contrario, la monarchie sunnite a refusé l’expertise américaine, conditionnée à une supervision des sites. Pékin se présente ainsi comme une alternative plus accommodante que Washington.

Un intérêt croissant des États du Moyen-Orient envers la Chine, acteur régional émergent

La Chine vante sa stratégie comme plus favorable aux pays de la région, car fondée avant tout sur la coopération économique et commerciale. Elle contrasterait ainsi avec l‘approche américaine perçue comme belliqueuse à l’égard des régimes « hostiles » tels que l’Iran, ou l’Irak d’avant 2003. Cette approche contraste également avec celle de l’Union Européenne qui fait figure de partenaire introuvable de la rive méridionale de la Méditerranée. Cette coopération se limite aux produits à faible valeur ajoutée tels que les biens manufacturés et exclut des secteurs comme l’agriculture, déterminants pour les pays de la région. L’UE privilégie en effet une coopération bilatérale limitée à des secteurs où la capacité d’exportation de ces pays est limitée, divisant ainsi la région d’un point de vue commercial et protégeant ses secteurs clés.

La présence chinoise, comme celle de la Russie dans une moindre mesure, permet aux pays de la région de diversifier leurs relations et d’éviter de dépendre exclusivement de Washington, acteur régional historique. Cette présence chinoise est d’autant plus bienvenue pour certains Etats que la Chine prône la non-ingérence et la neutralité - neutralité qui trouve sa limite dans son soutien au régime syrien par le biais de son veto à l’ONU.

À moyen et long terme, il sera néanmoins difficile pour la diplomatie chinoise de continuer à suivre la ligne de crête de la neutralité, au sein d’une région morcelée et marquée par ses rivalités internes.

L’inclusion du Moyen-Orient dans les « nouvelles routes de la soie », opportunité pour la région ? 

Le Moyen-Orient, au carrefour de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, constitue pour la Chine un passage obligatoire sur ses « nouvelles routes de la soie » maritime et terrestre. Dans le cadre de son projet lancé en 2013, Pékin affirme coopérer avec les pays concernés dans une logique de promotion d’intérêts réciproques : tous les pays du Moyen-Orient y sont intégrés hormis le Yémen et la Syrie, ravagés par la guerre. Ce « plan Marshall chinois » y prévoit la construction d’infrastructures portuaires, ferroviaires, pétrolières par Pékin pour relier l’Asie à l’Europe, ainsi que la création de parcs industriels à proximité des principaux ports de la région.

Pour mettre fin à leur dépendance envers la rente pétrolière, et alors que les cours du pétrole peuvent drastiquement fluctuer, les pays de la région cherchent à diversifier et moderniser leurs économies. Les « plans Vision » se multiplient : Vision 2021 aux Emirats arabes unis, Vision 2025 en Jordanie, Vision 2030 en Arabie Saoudite, Vision 2035 au Koweït avec à la clé des transferts de technologie et investissements massifs notamment dans les infrastructures. Pour être menés à bien, ces plans nécessitent des sommes colossales, notamment apportées par la Chine et ses investissements, sous forme de prêts ou de joint-ventures.

Ces investissements chinois concernent surtout les infrastructures, comme débouchés pour les firmes chinoises du BTP et de l’industrie, qui font face à une saturation de leur propre marché intérieur. Le développement de ces infrastructures facilite surtout les exportations de marchandises de la Chine vers le reste du monde, son approvisionnement en matières premières, et lui assure des corridors sécurisés. Un moyen de réduire la dépendance de l’Empire du Milieu aux détroits d’Ormuz et de Malacca, passages stratégiques régulièrement sous haute tension.

Néanmoins la proximité des besoins entre pays de la région peut alimenter une certaine concurrence dans la recherche d’investisseurs chinois. Plus encore, c’est l'endettement de certains pays de la région qui peut représenter un handicap fort puisque les prêts chinois pourraient se transformer en « trappe à dette » pour les pays aux économies fragiles et parfois encore largement informelles. Et ce d’autant plus que la Chine accorde des prêts sans demandes d’ajustements structurels afin d’assurer la solidité budgétaire du créancier. Des défauts de paiement se solderaient par des prises de contrôle chinoises d’infrastructures ou de ressources stratégiques. Un chiffre : la dette libanaise atteint 170 % de son PIB.

Le Moyen-Orient, futur terrain d’affrontement entre Pékin, Washington et Moscou ?

Si la diplomatie du portefeuille chinoise permet à Pékin d’affermir ses relations et son influence régionale, sa viabilité reste à être démontrée à l’aune des rivalités entre Pékin, Moscou et Washington.

Pékin profite en effet des calculs stratégiques hasardeux des États-Unis et de l’absence d’initiatives européennes au sein de la région pour y accroître son influence. Un des objectifs principaux de la politique étrangère américaine depuis 1979 était ainsi de contenir l’influence iranienne : en envahissant Bagdad sur des accusations de détention d’armes de destruction massive, Washington a en réalité renversé le plus solide rempart régional face à l’Iran. La chute de l’Etat Irakien a laissé un vide institutionnel, qui a profité à la majorité religieuse chiite du pays et à ses milices. L’action américaine a ainsi livré l’Irak, désormais dominé par les chiites, à l’influence de Téhéran. L’Irak s’est alors rapproché de la Chine plutôt que des Etats-Unis, ennemis de l’Iran, pour l’exploitation pétrolière.

Par ailleurs, Pékin profite du retrait américain sur le nucléaire iranien pour tenter d’acter un deal faramineux avec Téhéran. Les négociations, lancées en 2016, se sont accélérées depuis l’été 2020. Ce projet prévoit des investissements colossaux de 400 milliards de dollars sur 25 ans dans des secteurs clés de l’économie iranienne : télécommunications, ports, chemins de fer, en échange d’un pétrole à moindre coût pour la Chine. Cet accord, au-delà de ses aspects commerciaux, comporte également un volet militaire avec des exercices conjoints ainsi que l’organisation d’un partage de renseignements, et une coopération en matière de cybersécurité. Un tel accord permettrait à Téhéran de répondre aux sanctions américaines qui asphyxient son économie, constituerait un revers diplomatique de poids pour Washington, et ferait de la Chine une nouvelle puissance incontournable au Moyen-Orient.

Ce sont également les pays du CCG, traditionnellement alignés sur les États-Unis, qui renforcent leurs liens avec la Chine en matière économique, énergétique mais aussi au niveau sécuritaire. Néanmoins, un deal sino-iranien pourrait contrarier les relations florissantes entre les monarchies du Golfe étant hostiles à l’Iran et la Chine, d’où la difficulté pour Pékin de continuer à maintenir sa ligne de neutralité régionale.

Si les États-Unis demeurent un acteur essentiel dans le Golfe en raison notamment de leur présence militaire, ils voient leur hégémonie diplomatique régionale contestée par Pékin - comme par Moscou. Comme l’Asie-Pacifique, le Moyen-Orient pourrait ainsi constituer une zone de tensions si ce n’est d’affrontements entre intérêts américains et chinois.

Cette influence régionale croissante de la Chine alimente par ailleurs les tensions à l’échelle internationale. En effet, avec la « diplomatie du portefeuille » chinoise, Pékin entend briser la domination américaine sur les institutions du système international : la Chine propose des alternatives à ces institutions fondées sur le consensus de Pékin. Cette approche diplomatique et de développement se veut plus accommodante envers les pays cibles, sans conditions macro-économiques. Une approche exemplifiée par l’absence d’exigences de plans d’ajustements structurels dans le cadre de la diplomatie chinoise.

Cette stratégie régionale chinoise, en plus de contrarier Washington, peut également nuire aux intérêts du Kremlin et donc ouvrir un second front pour l’Empire du Milieu. En effet, si Moscou et Pékin convergent sur certains dossiers régionaux comme la Syrie ou l’Iran, cette alliance de circonstance se heurte à leurs ambitions respectives d’en devenir l’acteur incontournable, comme en Asie centrale, considérée par Moscou comme sa chasse gardée.

Pour l’instant, la « diplomatie du portefeuille » poursuivie par la Chine au Moyen-Orient semble porter ses fruits, face aux erreurs stratégiques américaines et à l’absence de l’UE. Néanmoins, pour asseoir à plus long terme son influence, il sera de plus en plus difficile pour la Chine de maintenir son ambition affichée de neutralité, au risque de s'aliéner des partenaires.