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Biotechnologie et agroalimentaire : quand on récolte les steaks que l’on sème

| Jean-Baptiste Boyssou

16 juillet 2021

Le prix Nobel de Chimie 2020 a été décerné à Emmanuel Charpentier et Jennifer Doudna, pour leur invention de la technique dite de « ciseaux génétiques » CRISPR-Cas9 en 2012. Comme souvent lorsqu’il est question de génétique, la discipline repousse autant qu’elle fascine : comment pouvons-nous jouer avec notre nature même, notre code génétique, aussi facilement diront certains, quand d’autres loueront la possibilité de disposer d’un système précis, simple d’utilisation et peu coûteux pour l’édition du génome et donc la potentielle guérison de maladies génétiques ou le développement d’immunothérapies basées sur les cellules CAR-T.

Cependant, la génétique ainsi que l’ensemble des biotechnologies n’ont pas qu’un impact sanitaire : leur utilisation dans l’agroalimentaire est en pleine explosion. Viande de synthèse, alicaments, modifications génétiques de cultures… Les innovations sont partout, forçant tout autant les pouvoirs publics que les chercheurs en biotechnologie à la créativité.

Les biotechnologies au service des défis alimentaires

Les défis alimentaires sont au cœur de nos préoccupations, résultant notamment d’une croissance démographique mondiale presque exponentielle. La liste ne fait que s’étirer au fil des années : désertification et appauvrissement des sols, diminution des rendements agricoles, surface arable supplémentaire obtenue par la déforestation, ou encore rejets de gaz à effet de serre (GES) à pouvoir radiatif élevé (comme le méthane ou les oxydes d’azote).

Les projections évaluent la population mondiale à quelque 10 milliards d’individus à l’horizon 2050. Cela implique d’affronter de nombreux défis pour maintenir un niveau de développement satisfaisant pour ces habitants. L’apport alimentaire en sera l'un des principaux enjeux comme l’illustre l’Objectif de développement durable (ODD) 2 des Nations Unies. Cet enjeu comporte deux volets principaux : si le fait d’avoir assez de nourriture pour tous, à savoir la sécurité alimentaire, est bien ancré dans les esprits, le volet nutritif est bien moins souvent évoqué. En effet, avoir assez de nourriture à sa disposition pour subsister est un fait distinct des apports en termes de nutriments, protéines et autres composants des aliments nécessairement de bonne qualité et dans des proportions spécifiques à notre survie.

Alors que sécurité alimentaire et apport nutritif de qualité sont tous deux dans le giron des programmes d’actions mondiaux, la science tente de procurer des voies de résolution, dont la biotechnologie est la première ambassadrice dans le domaine de l’agroalimentaire. Au sens général, la biotechnologie consiste en l’utilisation de techniques scientifiques et d’ingénierie afin de les appliquer à des organismes vivants, d’après la définition de l’OCDE. Un abus de langage courant limite souvent la biotechnologie au domaine de la transgénèse ou de la modification du génome : il convient toutefois de bien comprendre la biotechnologie comme un mariage entre la biologie, et les apports de connaissances et d’outils d’autres sciences comme la biochimie, la chimie analytique ou la biophysique par exemple. Ainsi, à titre d’exemple, l’un des plus vieux systèmes biotechnologiques est la fermentation des céréales en réacteur afin de donner de la bière, ou encore l’ajout de levures à la farine afin de donner du pain. Bien que rudimentaires, ces systèmes correspondent à la même définition que les viandes de synthèse, les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou encore les enzymes de culture.

Leur développement est aujourd’hui au coeur d’ambitieux programmes : selon l’OCDE, les biotechnologies pourraient représenter jusqu’à 2,7 % de certaines économies en 2030, l’Union Européenne ayant par exemple investi 1,9 milliard dans leur développement pour un usage agricole dans le cadre du programme « Alimentation, agriculture et pêche, biotechnologies » d’établissement d’une bioéconomie européenne mis en place en 2009.

Différentes classifications des biotechnologies sont parfois faites, en fonction de couleurs : de la biotechnologie verte, qui nous intéresse ici, pour une application agricole, à la biotechnologie orange, pour une application pédagogique. La technique la plus utilisée est celle de la transgénèse, consistant à insérer un gène ou une partie de gène dans un autre organisme. Ainsi, en 2015, 49 % des surfaces cultivées l’étaient à partir de cultures issues des biotechnologies : le taux varie fortement, de 83 % pour le soja à 28 % pour le maïs, en termes de fraction des cultures biotechnologiques. Cette évolution suit la tendance à la recherche de l’augmentation des rendements à l’hectare, ainsi que la mise au point de variétés permettant de faire face aux défis exogènes, comme les maladies ou les conditions climatiques pouvant être de plus en plus difficiles, notamment sur des courtes périodes, du fait du réchauffement climatique global.

Aujourd’hui, les biotechnologies ont évolué de façon à pouvoir s’attaquer à d’autres défis, dépassant la simple culture céréalière. Plusieurs entreprises sont ainsi capables de proposer des steaks de synthèse, obtenus par culture cellulaire. La première commercialisation de ce type d’aliment fut opérée en 2019 dans certains pays, par la chaîne de restauration rapide Burger King, sous le nom d’Impossible Whopper.

Un développement aussi bien décrié que plébiscité

Les biotechnologies permettent ainsi, d’un point de vue technique, de potentiellement résoudre un certain nombre des défis concernant la sécurité alimentaire et la diminution de l’empreinte environnementale du secteur agroalimentaire. L’exemple des viandes de synthèse permet notamment de réduire la taille d’un cheptel, et donc les rejets de GES ainsi que l’usage d’intrants comme les engrais ou les pesticides. Ceux-ci, souvent azotés, font partie des grands responsables de la pollution des sols et de la baisse de biodiversité conséquente due à l’activité agricole.

Cependant, à l’image d’autres développements technologiques comme la 5G ou le vaccin à ARN viral, les enjeux entourant les conséquences concrètes de ces innovations, ainsi que leur réel apport sont approchés avec un flagrant manque de perspectives. Dans le cas de la viande de synthèse, si l’empreinte écologique peut être améliorée par la diminution de l’impact des fermes par exemple en diminuant les émissions de gaz à fort effet de serre comme le méthane rejeté par les bovins, l’analyse du cycle de vie doit cependant s’opérer sur l’ensemble de la chaîne de production d’un produit. Concernant celle des viandes de synthèse par la méthode de culture cellulaire, l’une des deux voies principalement étudiées, notamment par le leader actuel en recherche Memphis Meat, est particulièrement énergivore : le prix du premier steak de synthèse, dégusté en 2013 sous forme d’un burger de 142 g, coûtait la modique somme de 250 000 dollars, tout en ayant un impact environnemental bien plus élevé que pour la production d’un steak classique.

Toutefois, à l’image de l’accélération technologique dans nos sociétés, le marché de la viande dite de culture sera probablement amené à croître exponentiellement. Les principaux acteurs sont aujourd’hui des start-up américaines, européennes ou israéliennes. Les grands acteurs historiques de l’agroalimentaire carné ont par ailleurs flairé la bonne affaire : de nombreux investissements ont été fait dans le développement de ces jeunes pousses par Bell Food Group, leader européen, où les américains Tyson Foods et Cargill. On notera que la synthèse de viande artificielle est aujourd’hui possible, et ce depuis 2019, à bord de la Station Spatiale Internationale. Sur Terre cependant, le processus comporte encore de nombreux aspects problématiques.

Quels défis pour l’encadrement et l’accompagnement de la discipline ?

Aujourd’hui, le marché de la viande représente 1 000 milliards de dollars, dont la viande de culture représentera 35 % d’ici 2035, pour un marché qui atteindra alors 1 800 milliards de dollars. La capacité d’expansion rapide de cette industrie nouvelle vient de sa similarité avec la viande classique : le passage à un régime complètement végétarien n’est encore pas un incitateur suffisamment fort au sein de nos sociétés, malgré son avantage environnemental démontré.

Contrairement à de nombreuses idées reçues, la majorité des cultures n’est pas cultivée pour l’espèce humaine mais pour la part animale de notre alimentation, c’est-à-dire pour nourrir les animaux que nous consommons par la suite. Sur 1,5 milliard d'hectares de cultures à l'échelle du globe, un tiers est affecté à la production d'aliments pour animaux. Et 3,4 milliards d'hectares supplémentaires de prairies servent au pâturage. L’avantage des biotechnologies dans ce cadre est donc bien de favoriser la diminution de la part de cette surface arable, superflue dans ce cadre. Certains gouvernements l’ont bien compris. C’est le cas en France où les biotechnologies tiennent une place de choix dans les orientations stratégiques de l’innovation du plan France Relance. De plus, un volet spécifique est consacré à l’essor des biotechnologies alimentaires dans la partie agricole du Green New Deal européen.

Il convient cependant de remplir deux objectifs pouvant apparaître comme difficilement conciliables : apporter un soutien financier et matériel permettant l’essor des biotechnologies vertes, tout en assurant un cadre éthique et juridique clairement établi qui soit respectueux des consommateurs, des acteurs de l’industrie ainsi que de l’environnement. L’Union européenne peut jouer le rôle de leader normatif, par sa compétence technique ainsi que par la portée de ses décisions juridiques, qui assurent l’implémentation d’un cadre commun à l’ensemble des pays de l’Union, tout en étant souvent pionnière pour le reste du monde. De nombreux aspects du développement de la viande de synthèse seront ainsi à évaluer et à encadrer : à titre d’exemple, la possibilité de réaliser des modifications génétiques sur les cellules souches utilisées pour la culture, qui ne sont pas régénérables, est explorée par certaines start-up. Une rupture pourrait alors advenir entre les diverses zones de production et de consommation : la législation autour des OGM, catégorie dans laquelle rentreraient alors les viandes artificielles, est bien différente entre les États-Unis et l’Union européenne.

Un autre défi majeur sera d’apporter un cadre technique permettant l’évaluation de l’impact environnemental des viandes de synthèse. Une étude publiée en 2011 par les Universités d’Oxford et d’Amsterdam avançait une réduction drastique de l’empreinte environnementale, avant d’être fortement controversée par la suite, en raison du choix de certains paramètres d’étude. De plus amples études sont donc nécessaires, afin d’affirmer le bien-fondé de cet argument. Cependant, même si le bilan environnemental s’avère in fine comparable à celui de l’agriculture classique, la nette amélioration vers la fin de la maltraitance animale sera par exemple toujours avérée. La « clean meat » - dénommée ainsi du fait de sa production propre en laboratoire - semble néanmoins en bonne voie pour gagner ses lettres de noblesse, malgré les nombreuses voix s’élèvant contre elle.

Face aux défis alimentaires, les promesses des biotechnologies alimentaires sont ambitieuses, et font rêver de nombreux acteurs, des institutions internationales comme l’ONU aux particuliers fortunés comme Bill Gates, qui l’avait placée sur sa liste des innovations de rupture en 2019.

Il est alors de notre devoir de nous hâter lentement. L'urgence est criante, mais il convient d’intégrer de nombreux outils : un cadre d’étude rigoureux, des valeurs éthiques, et des moyens à la hauteur de nos ambitions. Encore un beau défi à relever pour l’humanité, qui doit désormais mettre les bouchées doubles.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Jean-Baptiste Boyssou est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les questions technologiques et d'intelligence artificielle.