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L'OTAN est-il en état de mort cérébrale ?

| Livio Bachelier, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

19 juin 2020

Décembre 2019. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord - Otan s’apprête à célébrer son 70e anniversaire dans un contexte particulièrement explosif. Jugée maintes fois obsolète par le président américain Donald Trump, son homologue français Emmanuel Macron ravive le débat en estimant dans un entretien à The Economist que l’organisation est « en état de mort cérébrale ».

Les critiques à l’égard de l’Alliance atlantique, de plus en plus nombreuses, contiennent presque toutes une invitation à repenser en profondeur les principes qui la régissent. Mais elles mettent tout d’abord en évidence un multilatéralisme en péril et des relations transatlantiques fortement dégradées.

70 ans après, l’Otan est toujours là : de nouveaux objectifs dans un monde multipolaire

L’effondrement de l’URSS en 1991 a posé la question de l’avenir de l’Otan, après quarante-deux années d’existence. Créée pour défendre l’Europe face à la menace soviétique, le maintien de l’Alliance dans un monde post-Guerre froide n’était plus justifié. Mais plutôt que de disparaître, comme de nombreuses autres avant elle, l’Organisation a amorcé un virage stratégique pour tenter de s’adapter à la nouvelle donne géopolitique. Deux objectifs conditionnaient son avenir : pouvoir justifier son existence en tant qu’organisation, et continuer de représenter une valeur ajoutée probante pour la défense de ses Etats membres.

Pour justifier la pertinence de son existence en tant qu’organisation, l’Otan a dû revoir sa raison d’être initial, et se fixer de nouveaux objectifs, adaptés au nouveau contexte géopolitique. Depuis la fin de la Guerre froide, l’Organisation a adopté pas moins de trois concepts stratégiques différents, en 1991, 1999, 2010 et un document d’orientation en 2006.

Le dernier concept stratégique en date, celui de 2010, recense trois objectifs fondamentaux :

  • La défense collective : l’Otan reste avant toute chose une alliance défensive. Conformément à l’article 5 du Traité de Washington, son traité fondateur, tous ses membres font bloc pour venir en aide à l’un des leurs en cas d’agression, et ce même s’ils sont contraints d’utiliser la force. 
  • La gestion de crise : l’Otan est prête à utiliser ses capacités militaires et politiques pour agir sur les crises naissantes susceptibles de porter atteinte à l’intégrité de la sécurité euro-atlantique. Ce fut par exemple le cas au Kosovo en 1999 ou en Libye en 2011.
  • La sécurité coopérative : l’Otan cherche à renforcer la sécurité internationale en engageant des partenariats avec des États ou des organisations internationales telles que l’Union africaine. L’objectif est de contribuer à la maîtrise des armements, à la non-prolifération ou encore au désarmement.

Mais pour assurer sa pérennité, l’Alliance n’avait d’autre choix que de s’assurer de continuer à représenter une valeur ajoutée significative dans la politique de sécurité et de défense de ses États membres. A ce titre, l’article 5 du Traité de Washington reste l’un des éléments centraux de l’Organisation. Il constitue un gage de sécurité non négligeable pour une majorité des membres.

Enfin l’Otan est également un excellent pourvoyeur d’interopérabilité, et oeuvre à renforcer la capacité de ses États membres à agir ensemble de manière cohérente, efficace et efficiente pour atteindre un objectif commun. L’enjeu est crucial pour une alliance militaire composée de trente Etats-membres aux cultures stratégiques, règles d’engagement, intérêts parfois divergents. Le but n’est pas d’uniformiser l’équipement militaire, mais de partager des services communs pour être en mesure d’interagir, de communiquer et d’échanger des données lors d’une crise. En créant des synergies entre Alliés, l’Alliance prend tout son sens.

La remise en cause de la raison d’être de l’Alliance atlantique

Les atouts de l’Otan ne lui épargnent pas les critiques. Ses détracteurs soulignent par exemple les intérêts prépondérants des États-Unis au sein de l’organisation, une influence à la fois stratégique et industrielle qui représente parfois un obstacle au dialogue. Depuis sa création en 1949, l’Alliance a toujours eu pour commandant en chef des forces alliées (Suprem Allied Commander Europe, « SACEUR ») un général américain. Au-delà, les membres de l’organisation constituent depuis 70 ans un marché très prospère pour l’industrie de l’armement américaine. La Ministre française des Armées, Florence Parly, rappelait en 2019 que l’Otan c’est « l’article 5, pas l’article F-35 ».

De manière paradoxale, cette prépondérance américaine fait aussi l’objet de critiques aux États-Unis. Le président américain Donald Trump a regretté à diverses reprises depuis son arrivée à la Maison blanche la contribution inégale des Etats membres au financement de l’Organisation et à la défense collective. Une critique que professait également son prédécesseur, Barack Obama. Ce dernier avait obtenu au sommet de Newport en 2014, que chaque États augmente d’ici 2024 son budget de défense jusqu’à 2 % de son PIB. En 2018, les États-Unis ont y consacré 3,3 % de leur PIB, contre 1,82 % pour la France, proportion en augmentation, 1,29 % pour le Canada et 1,24 % pour l’Allemagne selon le SIPRI - Stockholm International Peace Research Institute. C’est un argument de taille pour un Président dont l’électorat est largement convaincu que de nombreux pays profitent de l’argent des contribuables américains pour leurs propres intérêts. Or Donald Trump exporte sur la scène internationale des problématiques intérieures : au-delà des considérations sur l’influence de la Chine, sa décision de retrait de l’Organisation mondiale de la Santé en pleine crise de la Covid-19 peut s’expliquer en partie ainsi. Dans cette démarche de remise en cause systématique des fondements de l’ordre multilatéral, qui peut garantir l’avenir de l’Otan ?

Enfin, l’Alliance Atlantique est critiquée pour le manque de cohésion entre ses États membres. C’est pourtant l’objet de l’article 4 du Traité de Washington, moins connu et pourtant tout aussi important que l’article 5 : il fait de la consultation un aspect essentiel du processus décisionnel au sein de l’Otan. Pourtant, force est de constater que la consultation des Alliés n’est pas une priorité pour Donald Trump. En octobre 2019, le Président américain prenait tout le monde par surprise, parfois même au sein de sa propre administration, en annonçant sur Twitter le retrait des forces américaines de Syrie. Ce n’est pas plus une priorité pour la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan qui lançait quelques semaines plus tard une offensive dans le nord-est de la Syrie, sans consultation avec ses Alliés : une divergence d’intérêts qui a mis en lumière une rupture avec l’allié turc. C’est d’ailleurs en réponse à cet épisode qu’Emmanuel Macron a qualifié l’Otan « d’organisation en état de mort cérébrale » avant d’appeler une nouvelle fois à construire une véritable défense européenne.

L’Europe de la défense, mythe pour pallier la perte de vitesse de l’Otan ?

Du côté est de l’Atlantique, l’Europe de la défense constitue un sujet de débat récurrent, qui voit s’opposer européistes et atlantistes. Les premiers veulent faire de de la politique de sécurité et de défense commune - PSDC l’outil de défense d’une Europe souveraine, tandis que les seconds ne la considèrent que comme le pilier européen de l’Otan. La substitution de l’Otan par la PSDC n’est pourtant pas une option réaliste, du moins à court ou moyen termes. Avant toute chose pour son ethnocentrisme. L’Otan demeure un moyen de défense primordiale pour de nombreux États d’Europe centrale et orientale. Pour les Etats baltes par exemple, seul l’article 5 et la garantie d’une intervention américaine leur permettent de vivre en sécurité si proche de la Russie. Contrairement à eux, l’Ukraine ne fait pas partie de l’Otan.

Les Etats membres de l’UE se sont mis d’accord sur le concept d’autonomie stratégique en 2016 au lendemain du référendum britannique sur le Brexit. Mais la souveraineté européenne en matière de défense souveraine promue par Emmanuel Macron voire par Angela Merkel, n’est pas en mesure à court terme de leur apporter à tous une protection jugée suffisante. Elle l’est encore moins depuis que le Royaume-Uni, sixième puissance mondiale en termes de dépenses militaires, a décidé de quitter l’UE. Tandis que les capacités militaires de la PSDC sont encore loin de rivaliser avec celles de l’Otan, les missions – militaires mais aussi civiles - qu’elle couvre (lutte contre la piraterie, lutte contre l’immigration illégale, etc.) n’égalent pas celles de l’Otan (gestion de crise et défense du territoire européen). Face au désengagement américain, le Président français peut à juste titre appeler à développer l’Europe de la Défense, mais une substitution avec l’Otan est aujourd’hui impossible.

La substitution rendue impossible, c’est la complémentarité qui prime. En 2016, le sommet de l’Alliance à Varsovie a de nouveau donné lieu à une déclaration commune entre l’UE et l’Otan, rappelant la règle des « trois D » énoncée par Madeleine Albright en 1998 pour régir les relations entre les deux organisations. Il s’agit de ne pas dissocier la défense européenne de l’Otan (1), ne pas dupliquer les moyens de l’Otan au sein de l’UE (2) et ne pas discriminer les États membres de l’Otan qui ne sont pas membres de l’UE (3). Cette complémentarité constitue une opportunité, tant pour l’Europe de la défense que pour l’Otan.

L’Otan, victime collatérale de la crise du multilatéralisme

La stratégie de l’Alliance a changé de nature depuis la fin de la Guerre froide, tout comme la volonté politique d’agir ensemble en son sein s’est considérablement affaiblie. Face à un adversaire commun, l’Union soviétique, le consensus était plus facile à construire, alors que les intérêts des Etats membres divergent plus aujourd’hui dans un monde multipolaire sinon fragmenté.

Pour assurer l’avenir et l’utilité de l’Alliance, il importe de pleinement prendre en compte les nouvelles tendances géopolitiques. Elle doit d’abord acter le désintéressement américain à l’égard du continent européen. Si Donald Trump l’exacerbe, il date de Barack Obama et de son « pivot vers l’Asie ». Aussi si une victoire du candidat démocrate Joe Biden, ancien Vice-président d’Obama, en novembre 2020 pourrait apaiser les relations transatlantiques, elle n’inverserait sans doute pas cette tendance.

Face à ce désintéressement, l’Europe de la Défense n’est pas en mesure de remplacer l’Otan : les Européens n’ont d’autre choix que de continuer à faire les frais la diplomatie unilatérale du grand frère américain, et d’autres alliés plus instables comme la Turquie.

Un changement radical dans l’Organisation et l’attitude de ses États membres semble donc nécessaire pour pérenniser l’Otan, à travers un retour à ses fondements. La crise du multilatéralisme, que la crise sanitaire invite à réinventer, met en évidence de nouveaux enjeux pour l’Organisation, notamment en termes de membres et de cohérence entre ses derniers. Tous ses États membres feraient-ils bloc si la Syrie décidait d’engager demain une riposte militaire contre la Turquie ? Et s’ils ne le faisaient pas, comment garantir qu’il n’en irait pas de même dans le cadre d’une offensive militaire russe contre l’un des membres ?

L’objectif pour l’Otan est clair : s’assurer qu’Européens et Américains partagent une nouvelle fois des valeurs communes. Concentrer les efforts pour faire de l’Otan « une communauté de valeurs unique en son genre, attachée aux principes de la liberté individuelle, de la démocratie, des droits de l’homme et de l’état de droit ». Faire converger les valeurs est la condition sine qua non pour faire converger les intérêts stratégiques.