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L’Asie du Sud-Est face à la Chine : entre dépendance et volonté d’émancipation

| Louise Fontaine et Guillaume Tawil

5 mars 2021

La Chine veut devenir le centre du monde, et l’Asie du Sud-Est est une terre privilégiée de ses intérêts. Devenu un des acteurs les plus actifs de la région, au service du déploiement de sa puissance et de son influence, Pékin conclut des alliances avec les régimes en place et recherche de la stabilité pour pérenniser son action.

Carrefour de la mondialisation, l’Asie du Sud-Est est une zone géographique morcelée et très diversifiée, qui s'étend sur une superficie de 4,546 millions km², comprenant 9 % de la population mondiale. Ce vaste territoire se constitue de 11 États indépendants que sont la Birmanie, la Thaïlande, le Vietnam, le Laos, le Cambodge, l’Indonésie, le Timor oriental, les Philippines, la Malaisie, Singapour et le sultanat de Brunei. De par son histoire, cet espace a toujours été une région révélatrice des rivalités entre les grandes puissances. Dans l’optique de créer une relation de confiance avec ses voisins, Pékin a adopté le concept de bon voisinage dans la politique étrangère, principe affirmé par Jiang Zemin lors du 15e Congrès du Parti communiste chinois - PCC en 1997.

Cependant à bien des égards, l’étreinte de la Chine se révèle aujourd’hui étouffante, mettant en lumière des relations très déséquilibrées. La stabilité politique, garantie de la protection des investissements chinois entre en contradiction avec les aspirations démocratiques d’une partie de la population.

Turbulences politiques en Asie du Sud-Est

Les crises que traversent la Birmanie et la Thaïlande mettent en lumière la dépendance économique et stratégique tissée par Pékin. Partageant une frontière commune de plus de 2000 kilomètres, la Chine est le premier fournisseur et client des 54 millions de consommateurs du Myanmar. Face à ces enjeux stratégiques et économiques fragilisés par les manifestations contre le coup d'État, la Chine agit avec prudence vis-à-vis de son voisin birman. A l’inverse de la pluie de réaction de la part de la communauté internationale, aucune condamnation n’a été faite du coup d'État orchestré par le chef de l'armée birmane Min Aung Hlaing, qui a entraîné l’arrestation de Aung San Suu Kyi et d’autres dirigeants, le premier février dernier. Les panneaux antichinois continuent de fleurir au sein des manifestations à Rangoon.

Alors que la répression de la Tatmadaw, l’armée birmane, s’intensifie, Pékin est accusée de l’avoir soutenue en facilitant le transfert de savoir-faire en matière de contrôle d’Internet. Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des Affaires internationales s’évertue à démentir toute ingérence et prône le maintien de « la stabilité économique et sociale » chez son voisin birman. Une stabilité bénéfique à la protection des intérêts de Pékin, évitant ainsi toute confrontation idéologique. Malgré l’ouverture économique du pays en 2011, la diversification des partenaires et l’accès au marché birman restent assez restreint, ce qui a laissé la place libre aux investissements chinois, notamment dans les ressources naturelles encore sous exploitées. Face à la mauvaise qualité des infrastructures physiques qui freinent l’accès au marché birman, le corridor économique Chine-Myanmar, dans le cadre des nouvelles routes de la soie, se construit comme une réponse efficace à ses difficultés.

Le vendredi 26 février, l'ambassadeur de la Birmanie à l'Onu, Kyaw Moe Tun, aujourd'hui - début mars - démis de ses fonctions, a appelé à l’aide la communauté internationale, afin de « mettre fin au coup d'État militaire ». Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, la Chine a toujours usé de son pouvoir pour minimiser les sanctions prises contre la Birmanie, rien n’indique qu’un changement de position est prévu.

Même si la Chine et la Thaïlande ne partagent aucune frontière en commun, leurs relations semblent de plus en plus étroites. Dirigé par un membre de l'armée, le général Prayuth Chan-o-cha, ce pays a été en proie à de nombreuses manifestations de sa population, qui nourrit du ressentiment à l’égard du soutien chinois au régime en place. La Chine est devenue le troisième investisseur derrière Singapour et le Japon et souhaite renforcer la coopération entre la région de la Grande Baie chinoise Guangdong-Hongkong-Macao et le Corridor économique oriental de la Thaïlande, dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie.

Depuis le 19ème coup d’Etat de mai 2014, l’axe Pékin-Bangkok s’est renforcé tant sur le plan commercial que militaire, Pékin devenant ainsi un interlocuteur privilégié mais non exclusif de la junte. Cela n'empêche pas Bangkok de continuer l’opération Cobra Gold, en participant à des exercices militaires avec l’armée américaine, dont le dernier a eu lieu en février 2020. En outre, la présence d’une importante diaspora chinoise, entre 10 % et 14 % de la population et de la manne économique que représente le tourisme, environ 10 % du PIB thailandais, tendent à renforcer les liens entre ces deux pays. Avant la pandémie, c’est plus de 11 millions de touristes chinois qui se rendaient en Thaïlande chaque année.

Portrait d’une Asie du Sud-Est sous influence économique chinoise 

La Chine poursuit sa croissance économique malgré la crise, avec + 2,3 % en 2020. En Asie du Sud-Est, la diplomatie économique chinoise est passée en mode offensive, sécurisant ses intérêts autour des matières premières et de la mise en place d'importants projets d’infrastructure dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Cet agenda économique s’inscrit en parallèle de son agenda politique dans la région.

Créée en 1967, en réaction à l’expansion du communisme, l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est - ASEAN a acquis un poids économique croissant, représentant plus de 30 % du commerce maritime mondial et un marché de plus d’un milliard de consommateurs. La Chine joue de façon remarquée son entrisme dans l’organisation, multipliant les accords commerciaux dont le plus récent et le plus marquant, le RCEP, fait figure de véritable anti-Trans-Pacific Partnership - TPP.

Au sein de cette structure, la Chine peut compter sur le soutien de ses alliés, dont le Premier ministre du Cambodge, Hun Sen. En contrepartie, les investissements directs étrangers (IDE) chinois se multiplient dans le Royaume atteignant 860 millions d’USD en 2020, un chiffre en hausse de 70 % par rapport à 2019, dont la construction de l’autoroute Phnom Penh-Sihanoukville est un des projets phares menés par la Chine. Les liens économiques avec les pays de l’ASEAN se sont construits au fil des années, à la faveur d’une proximité géographique et culturelle et de la présence d’une importante diaspora chinoise. Dans le contexte sanitaire, Pékin est particulièrement actif dans la région, déployant sa diplomatie sanitaire des masques et maintenant des vaccins, en vendant ou donnant les deux vaccins chinois déjà homologués : Sinovac et Sinopharm. C’est ainsi, qu’un million de doses ont été offertes au Cambodge, 300 000 à la Birmanie et un demi-million aux Philippines, faisant de ce geste une véritable opportunité pour renforcer son image auprès des populations.

Ces dernières années, l'influence régionale de Pékin s’est faite plus active, avec la mise en place des nouvelles routes de la soie et des infrastructures qui l’accompagnent. A cela s’ajoute une présence maritime accrue en Mer de Chine, allant des îles Spratleys aux îles Senkaku/Diaoyutai, ce qui est loin d'être un signe d'apaisement en direction des pays voisins et des Etats-Unis. Même si Washington, avec la nouvelle administration Biden, choisit de contrebalancer l’influence chinoise, celle-ci est encore bien loin de s’effriter.

Quels enjeux stratégiques pour Pékin en Asie Sud-Est ?

Deux menaces régionales s’articulent avec la politique économique chinoise : la présence militaire américaine et la dépendance de son commerce au détroit de Malacca.

L’omniprésence des Etats-Unis dans la région renforce chez le régime chinois le sentiment d’encerclement, qu’il faut replacer dans le contexte de leur rivalité hégémonique. Pékin souhaiterait voir sa première ligne de défense maritime repoussée au-delà du Japon et des Philippines, ce qui remettrait, militairement et diplomatiquement, la présence américaine en question. La question taïwanaise est au cœur d’une telle ambition, mais également les relations de Washington avec ses alliés stratégiques et diplomatiques. L’objectif de la Chine est de repousser la VIIème flotte américaine et de limiter la capacité des Etats-Unis à réaliser ses « opérations de liberté de navigation », auxquelles la France a récemment participé, perçues comme des menaces sécuritaires.

Cet objectif stratégique explique en grande partie la politique chinoise expansionniste en mer de Chine méridionale, où Pékin met en œuvre la poldérisation d’îles et îlots afin d’y établir sa souveraineté de facto. La Chine a ainsi des différends territoriaux maritimes avec quatre États membres de l’ASEAN : le Vietnam, les Philippines, la Malaisie et Brunei. Les revendications chinoises en mer de Chine, délimitées par la « ligne en neuf traits », remontent à la fin de la Seconde Guerre mondiale et sont d’ailleurs partagées par Taïwan.

Une première délibération de la cour permanente d’arbitrage en 2016 s’est montrée favorable aux Philippines, rejetant les droits historiques réclamés par la Chine. Cependant, Manille s’est considérablement rapproché de Pékin depuis l’élection du président prochinois Rodrigo Duterte en 2016. De même, Brunei a retiré sa plainte auprès de la cour permanente d’arbitrage en 2018, révélant la capacité d’influence de la Chine dans la région.

Le Vietnam s’est montré plus résistant aux pressions chinoises, multipliant les accrochages entre navires en mer de Chine, à tel point qu’un rapprochement pour le moins surprenant avec Washington a été observé en 2017. Hanoi ne peut cependant pas se défaire de sa géographie, aux conflits territoriaux avec son voisin chinois se sont ajoutés des différends autour de la gestion commune du Mékong. La construction massive de barrages par la Chine représente une menace majeure pour la riziculture et la pêche vietnamienne, dont dépend fortement l’économie du delta du Mékong. En outre, il est difficile pour les membres de l’ASEAN de parler d’une même voix sur cette question, car le Cambodge et le Laos, deux pays fortement endettés auprès de Pékin, voient dans l'hydroélectricité une opportunité majeure de développement.

Les projets d’infrastructure en Asie du Sud-Est, principalement réalisés dans le cadre des nouvelles routes de la soie, sont d’une importance majeure pour la Chine. Pékin investit massivement dans deux corridors économiques en Asie du Sud-Est, l’un passant par la Thaïlande, le Laos, le Cambodge, le Vietnam, la Malaisie et Singapour, l’autre par le Bangladesh et la Birmanie. Il s’agit principalement de projets ferroviaires, mais également de développement des infrastructures portuaires servant de point d’entrée. La Chine voit en eux l’opportunité de contourner le détroit de Malacca, point névralgique de seulement 38 km de large au plus étroit, qui voit passer tous les ans 40 % du commerce maritime mondial et 80 % des importations chinoises de pétrole. Le port de Kyaukphyu en Birmanie est central à cette stratégie. Situé dans l'État de Rakhine, où ont eu lieu les exactions de la junte birmane à l’égard de la minorité Rohingya, il explique en grande partie le soutien tacite de Pékin au régime birman.

A travers ses projets et sa rhétorique de « communauté au destin commun », la Chine propose à ses voisins sud-est-asiatiques un modèle de développement économique « à la chinoise », dans lequel le volet digital est central. Le développement de la 5G, du e-commerce et des smart-cities en Asie du Sud-Est est ainsi dominé par les entreprises chinoises (BATX, ZTE, Huawei…) en dépit de quelques revers. Pékin souhaite par ailleurs soigner son image et créer des liens entre populations, en misant sur une augmentation des échanges universitaires et des coopérations scientifiques.

Dans les années 1980, le réformiste Deng Xiaoping s’est inspiré du premier ministre singapourien Lee Kuan Yew pour engager la Chine sur la voie d’une économie socialiste de marché. 40 ans plus tard, c’est au tour de la cité-état de s’inspirer des technologies chinoises de traçage de la population. La montée de l'influence chinoise en Asie du Sud-Est s’inscrit au service de la politique du renouveau de la nation chinoise. En jouant le jeu de ses alliances économiques, elle entend maintenir ses intérêts en place, même si cela impacte son image et augmente la défiance à son égard. Il s’agit ainsi d’un défi d’ampleur pour l’ASEAN, qui peine à défendre ses intérêts au milieu de la rivalité sino-américaine.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Lousie Fontaine, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la géopolitique de la Chine. Guillaume Tawil, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse à la géopolitique de la tech ainsi qu'à la politique extérieure de la Chine.