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Trois leçons d'une décennie de ruptures pour la région ANMO

| Raphaël Gourrada, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

13 avril 2020

Les mouvements populaires agitant l’Irak, l’Iran, le Liban ou encore l’Algérie, ont clôt ce qui est devenu un tournant historique pour la région Afrique du Nord Moyen-Orient (ANMO). Un regard transversal balayant ces dix années met en évidence les profonds bouleversements qu’a connu la région et trois caractéristiques principales qui semblent s’en dégager. 

1 - La diplomatique occidentale s’est érodée rapidement

De nombreuses analyses mettent d’abord en exergue le « recul diplomatique des puissances occidentales » dès les premiers lendemains des « printemps arabes ». La gestion des situations post-2011 par les puissances occidentales s’est opérée de manière désordonnée, pays par pays, en fonction des intérêts géostratégiques des acteurs impliqués.

Les puissances occidentales ont désormais à faire face au développement d’acteurs qui contestent ouvertement leur interventionnisme. En Tunisie, l’arrivée d’Ennahda comme acteur politique central s’inscrit dans un mouvement régional de montée des tendances fréristes anti-occidentales. L’élection démocratique de Mohammed Morsi en Égypte illustre un constat d’une violente évidence : les sociétés peuvent désormais s’exprimer en dehors des cadres autoritaires soutenus par les puissances américaine, française ou britannique. La montée de l’État islamique, qui vivra son apogée en 2014 avant son délitement et son redéploiement à partir de mars 2019, est une autre illustration symptomatique de dynamiques radicales sur lesquelles les diplomaties occidentales n’ont plus prise.

Cette érosion est accentuée par les difficultés rencontrées par les alliés et relais de l’influence occidentale dans la région. Les monarchies du Golfe, assurant jadis un verrou stratégique pacifié de cette influence, sont en difficulté sur plusieurs fronts. Bien qu’ayant réussi à endiguer les dynamiques révolutionnaires sur leurs sols et à leurs frontières, certaines font face à de nombreux défis : l’Arabie Saoudite est enlisée dans le conflit yéménite, et subit désormais sur son sol des attaques sur ses infrastructures pétrolières. Les proxies iraniens tiennent, quant à eux, tête aux alliés traditionnels de l’Occident sur différents terrains : les Houthis au Yémen, les mouvements sadristes et le Hezbollah en Irak et au Liban.

2 - La Russie et la Turquie émergent comme nouveaux arbitres de la région

L’érosion progressive des canaux diplomatiques occidentaux se traduit également par un retrait effectif sur le terrain, accentué par la diplomatie américaine de l’ère Trump. 

Plusieurs manoeuvres ont traduit la volonté de réduction de l’empreinte militaire américaine dans la région. Le retrait de Syrie, unilatéralement décidé par l’administration Trump, a certainement porté un coup à l’image dont Washington bénéficiait dans la région, notamment vis-à-vis des forces kurdes alliées du Rojava, laissées seules face à l’armée turque. 

Dans le Golfe persique, les accords du Quincy et la doctrine Carter conditionnaient une diplomatie américaine considérant les intérêts stratégiques des monarchies pétrolières comme les siens. Néanmoins, le relatif désengagement américain, et la réduction de  son empreinte militaire et stratégique souhaitée par Washington, illustrent la fatigue diplomatique américaine quant à son implication dans la région.

La nature ayant horreur du vide, le retrait américain a permis l’arrivée de nouveaux acteurs désireux de saisir cette fenêtre d’opportunité. 

La Syrie est le terrain le plus visible de ce rééquilibrage depuis 2015 et le début des engagements de Moscou et d’Ankara. S’en suivent les opérations turques « Bouclier de l’Euphrate » (2016-2017), « Rameau d’olivier » (2018), et « Source de paix » (2019), alors que le soutien aérien russe aux forces loyalistes se fait de plus en plus intense. 

Le retrait occidental du terrain syrien crée un terreau favorable à l’imposition d’un condominium russo-turque. Le processus d’Astana (2017), puis les Accords de Sotchi (2018 et 2019), dont les Etats-Unis, la France et l’ONU sont presque absents, entérinent ces arrangements. 

Ceux-ci laissent néanmoins place à une concurrence de plus en plus forte entre les deux arbitres début 2020, notamment dans la poche stratégique d’Idlib, puis sur le terrain libyen, Moscou soutenant le maréchal Haftar alors qu’Ankara signe un accord militaire avec le GNA de Fayez El-Sarraj en décembre 2019. Les terrains syrien et libyen consacrent, dans une certaine mesure, la centralité du couple rival Russie-Turquie dans l’arbitrage des affaires de la région ANMO.

3 - Les « sociétés malades » prennent leur revanche

La dernière leçon de la décennie 2010-2020 vient porter un coup dur aux lectures culturalistes des dynamiques politiques de la région ANMO, accordant une place centrale au « leader providentiel ». À bien des égards, la décennie passée demeure celle de la revanche des sociétés malades. 

Le « moment califal » de 2014-2019 est bien le symptôme tragique de sociétés accablées par des problèmes endémiques : pauvreté, corruption, répression arbitraire, délégitimation des personnels dirigeants, sclérose des modèles politiques, conflits civils bien souvent importés... Soulignons, à ce titre, que nombre de commandants de l’EI sont d’anciens cadres militaires irakiens reconvertis au cours de la période post-Saddam Hussein.

Les multiples déclinaisons de la nébuleuse jihadiste, dont Hayat Tahrir Al Cham est l’exemple le plus parlant, illustrent également cette polarisation de la frustration des sociétés et son expression armée violente, exportée bien souvent hors du terrain proche-oriental. 

Ces monstrueuses hybridations de lutte érodent également les frontières stratégiques entre Orient et Occident. La forte présence de jeunes ressortissants français ou allemands dans les rang de Daech est également un révélateur implacable de maladies sociales inhérentes aux sociétés occidentales.

Mais cette revanche des sociétés est surtout caractérisée par les « printemps arabes » qui, depuis 2011, chamboulent le paysage politique de la région. L’apparition de mouvements acéphales, dirigés contre une classe politique forcée de fuir ou d’abdiquer, a mis un terme brutal au cliché culturaliste de l’homme providentiel arabe comme seule solution au développement et à la stabilité du pays. 

Alors qu’en 2010 le leader est le principal interlocuteur des diplomaties occidentales, le paysage politique s’est densifié dix années plus tard. Les outsiders d’hier sont parfois les dirigeants d’aujourd’hui : la centralité des mouvances fréristes en Égypte (jusqu’en 2013) et en Tunisie est une tendance frappante. De même, les soulèvements libanais, irakiens ou algériens, voient arriver sur le devant de la scène des populations marginalisées dans le jeu politique. Si les cadres de l’ancien régime se recyclent parfois dans les nouveaux régimes, les acteurs nationaux et internationaux doivent désormais compter avec la prise de parole des outsiders depuis 2011.

En 10 ans, la parole a changé de camp

À bien des égards, la décennie 2010-2020 est une décennie cruciale pour la région ANMO. Politiquement, elle voit la fin d’un immobilisme sclérosé à travers la mise en mouvement de forces profondes au sein des sociétés.

Stratégiquement, elle est caractérisée par un basculement des équilibres stratégiques tant en Afrique du Nord, au Proche-Orient, que dans la région des Golfes persique et d’Aden. 

Socialement, elle met également à nue les plaies de sociétés fragilisées par des décennies de conservatisme politique, de politiques rentières précaires et d’interventionnismes armés étrangers. 

Mais elle aura surtout redonné la parole aux anonymes qui ne craignent plus désormais d’exprimer leurs frustrations face aux gouvernants. La parole a désormais changé de camp.