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Quand Londres regarde vers le Nord

| Ronan Corcoran, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

30 avril 2020

« Le changement de l’environnement naturel dans l’Arctique et le Grand Nord entraîne une évolution du contexte sécuritaire et, à mesure que la région devient plus accessible, l’activité militaire s’est intensifiée. La nouvelle stratégie arctique de défense mettra l’Arctique et le Grand Nord au centre de la sécurité du Royaume-Uni » : c’est en ces termes que le ministère de la Défense britannique a présenté la nouvelle stratégie arctique pour le Royaume-Uni le 30 septembre 2018.

Etat observateur au sein du Conseil de l’Arctique depuis 1998, le Royaume-Uni a depuis accru de manière considérable l’attention qu’il porte aux affaires arctiques. La Defence Arctic Strategy (DAS) illustre en 2018 cette ambition : il s’agit de positionner le royaume comme « le voisin le plus proche de l’Arctique ». Pour accroître son influence au sein de la région, le pays entend maintenir de bonnes relations bilatérales et multilatérales avec les États arctiques, et soutient les travaux du Conseil de l’Arctique.

Or l’ouverture de voies de navigation en Arctique, liée à la fonte des glaces, attise l’intérêt d’un grand nombre d’Etats à travers le monde. La Chine tente notamment de se positionner de manière durable dans la région. Elle vise ainsi à devenir un acteur scientifique régional afin de gagner une autorité légitime au sein de la région. Le Royaume-Uni est donc loin d’être la seule nation non-arctique à s’intéresser, pour des raisons géopolitiques, militaires, commerciales et économiques, ou scientifiques, à l’Arctique. Mais il dispose d’atouts non négligeables : une présence de longue date dans la région, et une légitimité particulière. Dans cette perspective, c’est la réaffirmation de la puissance russe au sein de la région, sur les plans économique et militaire, peut inquiéter le Royaume-Uni.

L’Arctique, front septentrional historique du Royaume-Uni ?

L'intérêt du Royaume-Uni pour l'Arctique remonte à plus d'un demi-millénaire. Au XVIe siècle, les navires anglais sont parmi les premiers à chercher une nouvelle voie maritime vers l’Asie, via le passage du Nord-Ouest. Un passage finalement franchi pour la première fois au début du XXe siècle.

Autre temps fort : pendant la Seconde Guerre mondiale, l’océan Arctique a servi de route aux « convois de l’Arctique ». Par ces derniers, Royaume-Uni et Etats-Unis ont livré du matériel vital à l’URSS via ses ports arctiques. Le long de cette route, le Groenland, l'Islande et le Svalbard sont devenus des carrefours d'importance stratégique.

Pendant la Guerre froide à nouveau, le Royaume-Uni a considéré l’Arctique comme un théâtre d’opération vital. A la fois pour défendre les positions de l’Otan en Norvège, et le passage stratégique du GIUK (Greenland, Iceland, United Kingdom), verrou de l’Atlantique Nord. Mais après l’implosion de l’URSS, confrontée notamment à de graves problèmes internes, la Russie s’est relativement désintéressée de l’Arctique.

Le milieu des années 2000 a ainsi marqué un tournant. La nouvelle ambition géopolitique de la Russie, ainsi que la fonte des glaces et l’importance flotte de brise-glace nucléaires, ont permis au pays de revenir dans le jeu arctique. La Russie manifeste aujourd’hui ses ambitions stratégiques et économiques pour cette région. Un exemple : les deux-tiers de la flotte militaire russe sont basés dans la péninsule de Kola, à l’est de la Finlande.

Cette nouvelle ambition défensive en Arctique, conjuguée à la posture agressive de la Russie envers ses voisins, ukrainien ou baltes, a alimenté une certaine méfiance des Etats occidentaux vis-à-vis de Moscou. Le pays a notamment été exclu d’un certain nombre d’instances internationales à la suite de la crise ukrainienne et en Crimée en 2014. Cette méfiance est par ailleurs alimentée par des exercices militaires russes réguliers dans le Grand Nord, des incursions dans le passage du GIUK, voire des approches ou incursions au sein de l’espace maritime et aérien britannique.

D’un point de vue stratégique, la Russie entend réaffirmer son rôle d’acteur majeur dans le Grand Nord, et reconstituer son bastion arctique. Le pays développe y des capacités défensives, et entend contrôler le développement des futures routes maritimes en créant des zones tampon. Pour cela, la Russie entend démontrer sa capacité à projeter ses forces vers l’Atlantique nord, via le GIUK, et tester les capacités de réaction de l’Otan et notamment du Royaume-Uni. La politique russe en Arctique devient ainsi une préoccupation de premier ordre pour Londres, dans un contexte post-guerre froide.

Le (ré)engagement britannique en Arctique

A la fin des années 1990 et au cours des années 2000, l’intérêt pour l’Arctique est revenu sur l’agenda politique britannique à l’aune de plusieurs facteurs. Tout d’abord, le gouvernement travailliste de Tony Blair s’est inquiété dès 1997 des enjeux de la fonte des glaces et du changement climatique au sein de la région. Puis en 2010, à la suite de la nomination de Liam Fox comme Secrétaire d’Etat à la Défense par David Cameron, désireux de renforcer sa coopération avec l’Otan, le pays a révisé sa politique de sécurité en Arctique. Enfin, depuis 2014, même si la coopération reste de mise, les intentions de la Russie dans l'Arctique comme dans les zones adjacentes de l'Atlantique Nord et de la mer Baltique suscitent une inquiétude croissante à Londres. Face à ces facteurs de risques et afin de promouvoir ses intérêts, Londres entend construire une véritable stratégie globale d’influence en Arctique.

Le Royaume-Uni cherche tout d’abord à affermir sa position stratégique dans la région, en renforçant ses relations avec les États nordiques et baltiques. En 2014, c’est lors du sommet de l’Otan au Pays-de-Galles que fut annoncée la création d’une force expéditionnaire commune, la Joint Expeditionary Force - JEF. Cette force de réaction rapide, initiée par le Royaume-Uni, est menée avec les États nordiques, baltiques et les Pays-Bas. Elle rassemble ainsi un grand nombre d’États qui s'interrogent sur les actions de la Russie. Et doit amener ses membres à construire une culture et une stratégie commune de dissuasion dans le Grand Nord. L’enjeu principal pour le Royaume-Uni est d’intégrer les États nordiques et baltiques dans une chaîne de coopération militaire allant de l’Amérique du Nord, dans le cadre de l’Otan, à la mer Baltique.

Au sein de l’Otan, le Royaume-Uni coordonne également ses patrouilles maritime et de lutte anti-sous-marine dans le passage du GIUK, avec la Norvège et les États-Unis.

Sur le plan économique, en tant que nation maritime, le Royaume-Uni est bien placé pour explorer les opportunités offertes par l’ouverture du passage du Nord-Est avec la fonte des glaces. Cette route, longeant toute la côte arctique de la Russie, permettrait de raccourcir de près de 30 % la distance entre l’Europe et la Chine par rapport au trajet via le canal de Suez.

L’Écosse pourrait également mettre à profit sa position géographique, idéale, pour s’établir au cœur d’un vaste arc de coopération économique transatlantique. Le port de Scapa Flow, dans les Îles Orcades, peut constituer un hub à conteneurs pour répondre à l’augmentation du trafic transport maritime en Arctique.

Par ailleurs, l’exploitation des hydrocarbures dans l’Arctique ouvrirait de nouvelles opportunités pour le secteur énergétique britannique, même sans droit de propriété ou d’exploitation. La production de pétrole régionale pourrait représenter une part de marché importante pour les entreprises d’extraction, de raffinage ou de transport britanniques, et la place financière de Londres. À cet égard, le géant russe de l'énergie Rosneft et son actionnaire British Petroleum ont convenu de développer et d’exploiter en commun des gisements de pétrole et de gaz dans la région arctique de Yamal-Nenets en Russie.

Quel impact du Brexit sur les ambitions arctiques britanniques ?

Le vote en faveur de la sortie de l’Union européenne en 2016 n’a pas été sans conséquence pour le développement par le gouvernement britannique d’une politique arctique ambitieuse. L’obstacle majeur reste la possibilité d’une indépendance écossaise, souhaitée par les indépendantistes écossais du SNP - Scottish National Party. Un tel scénario priverait le Royaume-Uni de sa région la plus proche de l’Arctique, et donc d’une voie d’accès majeure.

Depuis l’arrivée du SNP au pouvoir en 2007 à Edimbourg, le gouvernement écossais cherche à développer sa propre stratégie arctique. « Les limites septentrionales de l’Écosse sont plus proches de l’Arctique que de Londres » selon la Première ministre Nicola Sturgeon, lors de la conférence annuelle Arctic Circle de 2016 en Islande. Cette volonté est inscrite dans le débat public : en mars 2019, le gouvernement écossais, avec des entreprises des Highlands et des Îles Orcades et Shetland, a organisé un « Arctic Day ». Débats, conférences et ateliers ont cherché à souligner les liens entre l’Écosse et l’Arctique, et explorer de nouvelles voies de coopération et d’échanges, politiques comme économiques. Quelques mois plus tard, en septembre 2019, Édimbourg a formalisé sa politique arctique en publiant l’Arctic Connections - Scotland's Artic Policy Framework. Ce document présente les opportunités économiques que représente la zone pour l’Écosse, et souligne les nombreux intérêts politiques et culturels partagés avec les États nordiques voisins.

Au-delà du potentiel obstacle écossais, la sortie du Royaume-Uni de l’UE ne remet pas en cause sa stratégie arctique. Duncan Deplegde, chercheur associé au RUSI - Royal United Services Institute for Defence and Security Studies, souligne que Londres n’a jamais eu besoin du cadre européen pour tisser des relations bilatérales et multilatérales, scientifiques ou militaires, avec les différentes nations arctiques – la JEF en est un exemple. Le Brexit incite a contrario Londres à renforcer ses relations de coopération hors UE, dont avec les nations arctiques que sont la Norvège, l’Islande, les États-Unis bien sûr, et le Canada.

Néanmoins, ces relations ne permettront pas de compenser les désavantages d’une sortie de l’UE. Au-delà des enjeux économiques ou commerciales auxquels le Royaume-Uni fera face, il ne devrait plus faire partie du groupe de négociation européen sur la pêche dans l’océan Arctique. Et il devrait perdre l’accès aux financements européens des EU Arctic Science Programmes.

Se positionnant comme la « nation voisine la plus proche de l’Arctique », le Royaume-Uni est une nation polaire historiquement reconnue. Face au potentiel industriel et militaire de la Russie dans le Grand Nord, à l’émancipation potentielle de l’Ecosse et aux conséquences du Brexit, Londres cherche à compenser ses pertes et affermir ses positions. Cela suppose développer sa présence militaire et met en oeuvre une véritable diplomatie arctique. Le Royaume-Uni travaille ainsi à renforcer ses relations privilégiés avec le Canada, l’Islande, la Norvège, les Etats-Unis, le Danemark, pays riverains de cet océan riche d’opportunités nouvelles.