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Vingt ans après

| Patrick Chevallereau

10 septembre 2021

11 septembre 2001, début d’après-midi, rue Saint-Dominique à Paris. Quelques jours auparavant, j’ai pris la direction du bureau OTAN de la Délégation aux Affaires Stratégiques du ministère de la défense (DAS). Il est 09h03 à New York. Choqués, nous sommes déjà agglutinés autour de la télévision de la salle de réunion lorsque la deuxième tour du World Trade Center est frappée à son tour. Marc Perrin de Brichambaut, directeur de la DAS, nous rejoint et prononce cette phrase : « nous sommes en train de vivre une rupture stratégique ». Avec mon équipe, j’entame immédiatement la rédaction de notes d’analyses au profit du ministre et de l’état-major particulier du Président. Ce jour-là, les lumières des bureaux de la DAS ne s’éteindront que très tard dans la nuit. 

Vingt ans après ces événements et l’intervention consécutive des Américains et des troupes de l’OTAN, entrons-nous, avec le retrait occidental d’Afghanistan et ce qui apparaît comme le triomphe des talibans, dans une nouvelle phase des relations internationales et des grands équilibres de ce monde ? On pourrait le penser au seul constat des pays invités à l’intronisation du nouveau gouvernement afghan : Pakistan, Chine, Russie, Iran, Turquie, Qatar… Une sorte d’internationale de l’intolérance et de la régression des droits humains.

Mais les événements dramatiques, dont l’aéroport de Kaboul a été l’épicentre au cours des dernières semaines du mois d’août, ne font sans doute que confirmer une tendance largement amorcée sous le mandat de Barack Obama, et accentuée sous celui de Donald Trump, du désengagement des Etats-Unis de leur rôle de « gendarmes du Monde ». Quelle en est donc la signification pour les démocraties alliées des Américains et en particulier pour les Européens ?

Le rééquilibrage du pivot stratégique

Car une page est officiellement tournée. Le 31 août 2021, Joe Biden, en commandant en chef, s’est d’abord adressé à ses concitoyens, et accessoirement au reste du monde. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan auront profondément marqué l’opinion publique et la classe politique américaines au point de rendre celles-ci rétives, probablement pour longtemps, aux grandes interventions militaires extérieures, celles qui nécessitent une présence massive de troupes au sol.

Pour le citoyen américain, sa sécurité, dans les rues de Boston ou de Kansas City, ne passe plus par la stabilisation de contrées lointaines, perçues comme hostiles et aux antipodes culturelles de l’Amérique. Un sentiment largement partagé au sein des électorats républicain et démocrate.

Évoquée dans le discours de Biden, la Chine est bien l’enjeu stratégique numéro un pour Washington. Cette réalité écrase toutes les autres priorités. L’énorme budget de défense (715 milliards de dollars annuels pour le Department of Defense en 2022) est désormais focalisé sur le compétiteur stratégique chinois. L’Indopacifique, bien davantage que l’Europe ou le Moyen-Orient, est le centre de gravité de l’attention géostratégique de Washington. Cette dérive dans les priorités de sécurité ne doit pas nous étonner : initiée par Obama (« the pivot to Asia»), elle a été accentuée par Trump et par la crise de confiance que son mépris et ses provocations ont entraîné chez les alliés de l’Amérique.

L’OTAN 2021 : Hamlet du paysage politico-militaire international ?

Dans ce contexte de reflux, l’OTAN qui est en train de réactualiser son concept stratégique (adopté en 2010), va-t-elle enfin se départir de sa légendaire assurance ? Dans tous les cas, l’organisation va difficilement pouvoir éviter le sombre bilan de ces vingt années d’un investissement physique, moral et budgétaire. Une nécessité de remise en question renforcée par la manière dont s’est opéré le désengagement américain, marqué par une faillite du renseignement et par une consultation minimaliste des alliés des Etats-Unis. 

La question est d’abord celle de la pertinence de l’OTAN en tant qu’organisation de gestion de crises. Car l’échec américain est aussi celui d’un groupe de pays ayant suivi Washington jusqu’en Asie centrale, puis y ayant consacré pendant deux décennies des ressources considérables dans le cadre des missions d’International Security Assistance Force (ISAF) et de Resolute support. Cet échec est celui d’une Alliance Atlantique suiveuse du plus puissant de ses membres et ayant « couru sur son erre » tandis que trois présidents américains successifs - Obama, Trump, Biden – exprimaient leur scepticisme et leur réticence face à « la guerre la plus longue de l’histoire des Etats-Unis ». Cet échec est enfin celui d’une organisation qui trouve aujourd’hui ses limites dans la gestion des crises, rôle qui constitue pourtant l’une de ses trois tâches fondamentales avec la défense collective et la coopération de sécurité. 

En outre, au-delà des seuls Etats-Unis, un profond sentiment d’amertume est partagé par beaucoup de pays alliés dont les pertes militaires en Afghanistan n’ont pas été insignifiantes (350 tués pour le Royaume-Uni ; 165 pour le Canada ; 49 pour l’Allemagne ; 44 pour le Danemark, pays de l’OTAN à avoir payé le plus cher tribut proportionnellement à la taille de sa population). Avec 90 tués et plusieurs centaines de blessés, la France aura elle tenu pendant plus de dix ans – jusqu’en 2013 date de son désengagement pour cause de recentrage sur ses priorités de sécurité dans le Sahel - les dangereuses provinces de Kapisa et de Surobi, deux importants bastions talibans à l’est de Kaboul.

Un nécessaire retour à la zone Atlantique Nord

L’Alliance aura-t-elle la lucidité et le courage de tirer les conclusions de son impuissance en tant qu’organisation politico-militaire sans doute définitivement incapable (mais peut-on lui en vouloir ?) de mettre en œuvre l’intégralité des leviers d’une puissance dont elle ne dispose pas (diplomatie, économie, aide internationale, police/justice, sanctions…) face à la complexité croissante des crises internationales ?

Et l’OTAN étant peu de choses sans le gouvernail et la puissance des Etats-Unis, quel avenir envisager pour une organisation dont le « parrain » donne des signes forts de désengagement et d’un recentrage peut-être quasi-exclusif sur ses intérêts nationaux ? N’est-il pas temps pour l’Alliance d’acter la centralité de sa mission de défense collective, pour laquelle elle a été créée en 1949 et où se trouve encore aujourd’hui sa vraie valeur ajoutée. Le développement de menaces hybrides incluant une composante militaire sur le flanc Est de l’Europe doit constituer une incitation forte pour l’OTAN à revenir à ses fondamentaux.

Après une première prise de conscience collective en 2014 (sommet du Pays de Galles) où les chefs d’État de l’Alliance Atlantique avaient tiré des conséquences très pratiques des actions agressives de la Russie en Crimée et dans le Donbass, la chute de Kaboul et les frustrations que porte cet événement pourraient aujourd’hui achever un retour conceptuel vers le bastion Euro-atlantique et l’article 5 du traité de Washington.

Mais pour le « caucus européen », jusqu’où mener la réflexion et quelles initiatives prendre au-delà des signes d’agacement britanniques ou de l’inquiétude déjà observable en Allemagne ? En fait, quel impact sur le phénomène de dépendance à la puissance américaine, qui est entré dans l’ADN de beaucoup de nos partenaires ? A Londres, l’affaire afghane et le peu de cas que les Américains on fait de leur allié britannique, amènent à s’interroger sur ce que signifie encore la special relationship avec Washington, tandis que le ministre britannique de la défense Ben Wallace surprend les observateurs en questionnant ouvertement le statut de superpuissance des Etats-Unis. À Berlin, Annegret Kramp-Kerrenbauer, la ministre allemande de la défense, ressent, de son côté, la nécessité de plaider publiquement pour le maintien de l’arrimage de l’Europe aux Etats-Unis.

Or, évoquée à deux reprises par Joe Biden dans son discours pour justifier le désengagement américain, la référence insistante aux intérêts nationaux « vitaux » ou « essentiels » des Etats-Unis devrait nous interpeller : où se situera désormais la ligne de partage entre les intérêts considérés comme vitaux à Washington, et ceux qui ne le sont pas ? Quel sera le dénominateur commun à ces intérêts et à ceux des Européens ? 

De leur côté, prenant acte du cavalier seul américain à Kaboul et de la difficulté des Européens à coordonner entre eux leurs opérations nationales d’évacuation au plan tactique, certains responsables viennent de relancer l’idée d’une force d’intervention militaire qui conférerait à l’UE une plus grande autonomie en situation de gestion de crise. Mais cette idée n’est pas neuve et force est de constater que les Groupements tactiques de l’UE (GTUE), existant depuis plus de 15 ans, n’ont jamais été utilisés. Car ce n’est pas tant les capacités des Européens qui font défaut (certes des efforts capacitaires sont encore nécessaires notamment en matière de renseignement, transport stratégique, ravitaillement en vol, etc.), que la volonté politique des gouvernements, en termes d’engagement et de prise de risques. 

Quel type de catastrophe sécuritaire pour l’Europe devons-nous encore attendre pour que cette volonté enfin apparaisse ?

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Patrick Chevallereau est Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les questions européennes de défense et les enjeux de la relation transatlantique.